Il pourrait avouer et sortir, mais après 30 ans de prison, Daniel Jolivet clame toujours son innocence. Notre chroniqueur a reconstitué l’étonnante enquête qui a mené à sa condamnation pour quatre meurtres. Aujourd’hui : le récit du bandit Claude Riendeau qui a mené à la condamnation de Daniel Jolivet.

Vers 11 h 30, le 9 novembre 1992, deux hommes nerveux arrivent à la Cage aux sports du boulevard de la Concorde, à Laval. Ils savent qu’ils ont foiré. Ils ont des comptes à rendre. Ils ont reçu 8000 $ de deux caïds pour une cargaison de 125 laveuses et sécheuses volées. Mais ils se sont faits arrêter par la police quatre jours plus tôt. Tout le stock a été saisi. Ils ont flambé l’argent. Et ils sont « cassés comme un clou ».

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Ce lundi midi, c’est l’heure des explications.

Les deux hommes s’appellent Gérard Bourgade et Claude Riendeau. Bourgade est un camionneur apparemment sans histoire qui améliore sa paye en important de la cocaïne lors de ses voyages aux États-Unis.

Claude Riendeau, lui, est un ex-flic devenu voleur à main armée, usurier, trafiquant de coke et « détaillant » d’armes, comme il aime dire pudiquement.

Les hommes avec qui Bourgade et Riendeau ont rendez-vous n’ont pas la réputation d’être « l’assureur qui pardonne », ni des adeptes de la « troisième chance au crédit ».

Il s’agit de Denis Lemieux, un baron de la drogue de la Rive-Sud, et de son fidèle lieutenant, François Leblanc.

ILLUSTRATION MARIE-HÉLÈNE ST-MICHEL, COLLABORATION SPÉCIALE

Si le rendez-vous est à Laval, c’est que Lemieux est propriétaire d’une succursale « Cantel » de vente de téléphones cellulaires dans le même complexe que la Cage aux sports. Le commerce sert de paravent légal à ses vraies activités. Officiellement, Leblanc est son employé. Que font ces deux trafiquants de drogue dans le business des « vans » volées ? De l’argent vite fait, et pour bien moins de danger que la dope. Lemieux est celui qui a les contacts pour vendre les camions-remorques volés. L’activité est très lucrative. Une seule remorque volée peut rapporter à l’époque 50 000 $, 100 000 $ ou 250 000 $, selon la marchandise volée.

Ce midi-là, donc, Bourgade et Riendeau doivent s’expliquer. La job a été « brûlée ». Les policiers de l’antigang avaient un informateur, ils ont été arrêtés et la marchandise, saisie.

Trente ans plus tard, on se demande si cet informateur n’était pas Riendeau lui-même. Il n’en aurait pas été à sa première trahison dans le « milieu ». Il avait été délateur en 1987 dans le procès de son complice de braquage condamné pour le meurtre de policier. Et quand il sera à nouveau délateur, au procès de Daniel Jolivet, on apprendra qu’il était un « informateur codé » à la police de Montréal. Les policiers ont dit que c’était simplement pour son travail de délateur en 1987. Mais le doute plane encore. D’autant plus que lorsqu’ils ont saisi la remorque d’électroménagers, Riendeau a été relâché rapidement par les policiers de l’antigang, sans être accusé – il était pourtant au volant de la voiture de Bourgade, sans permis, et en libération conditionnelle.

D’après Bourgade et Riendeau, la rencontre à la Cage aux sports s’est déroulée à merveille. Les deux créanciers ont été compréhensifs : on n’est jamais à l’abri d’une malchance, non ? Lemieux et Leblanc n’ont même pas fixé d’échéance pour le remboursement des 8000 $, a dit Riendeau.

Lemieux et Leblanc ne savaient pas que le duo avait joué double jeu en vendant la remorque une deuxième fois, pour 12 000 $ cette fois, à un autre acheteur, vu que Lemieux et Leblanc tardaient à prendre livraison de la marchandise.

Mais avaient-ils des doutes sur ce Riendeau, qui leur avait été présenté quelques mois plus tôt par Jolivet ? Un ex-flic qui sniffait ses profits… Et puis, comment l’antigang avait pu savoir ? Jamais bon pour les affaires, ça. Ces deux-là étaient-ils fiables ?

La réunion n’est pas terminée que deux autres voleurs se pointent : Daniel Jolivet et Paul-André St-Pierre. Jolivet est de bonne humeur. Il est revenu du Mexique la veille et doit y retourner à la fin de la semaine pour épouser Sara, une Mexicaine rencontrée à Cancún. Jolivet connaît Lemieux depuis longtemps. C’est son mentor, son boss, mais aussi un ami. Il reçoit cependant ses ordres de Leblanc.

On a déjà vu le nom de Jolivet dans les journaux. En 1990, il avait été coffré pour recel de neuf voitures de luxe, trois yachts, etc. Une affaire de 375 000 $ à l’époque.

Jolivet a connu St-Pierre en 1992. C’est un gars du quartier Pointe-Saint-Charles, comme lui, et il a roulé sa bosse dans le milieu criminel lui aussi. Mais c’est plutôt avec Riendeau qu’il faisait des coups. Ils avaient en commun un goût immodéré pour la poudre – Jolivet a toujours eu l’alcool et la cocaïne en horreur.

C’est à partir de ce moment précis, quand les deux nouveaux convives se pointent, que tout bascule, vers midi, ce 9 novembre, dans ce restaurant de Laval.

Aux armes

Reprenons la scène. Ils sont six. Il y a Lemieux et Leblanc, les patrons qui financent des coups. Il y a Bourgade et Riendeau, qui viennent de se faire chiper par la police leur marchandise volée déjà payée par les patrons. Et il y a Jolivet et St-Pierre.

Version numéro 1, selon Jolivet.

Le boss Lemieux a ordonné aux deux voleurs foireux (Riendeau et Bourgade) de le rembourser avant minuit.

Riendeau disait avoir un plan : voler une « van » de fruits de mer destinée à Red Lobster.

Leblanc allait fournir une arme.

Quand il voudra devenir délateur en 1994, St-Pierre confirmera cette version de la rencontre à la Cage.

Riendeau et Bourgade ont chaud. Ils ont 12 heures pour payer leur dette. Ils suivent dans leur voiture Jolivet et St-Pierre, qui s’arrêtent rue d’Iberville. Jolivet leur fait signe d’attendre. Il entre dans un appartement (une cache d’armes contrôlée par Leblanc) et en ressort avec un sac en papier contenant un fusil-mitrailleur, qu’il dépose dans la voiture de Riendeau, aux pieds de Bourgade.

Les quatre se rendent ensuite au pas très chic Motel Nittolo, un repaire de bandits dans NDG.

Toujours selon Jolivet, il faut d’abord essayer le fusil prêté à Riendeau, et deux autres que Leblanc lui a donnés à vendre. Les balles dans les chargeurs ont tendance à rester bloquées. Riendeau, ex-flic qui a déjà vendu des armes (en plus de s’en servir pour des hold-ups), comprend qu’il faut ajuster avec une paire de pinces les « lèvres » des chargeurs. Les gars lèvent le couvre-lit. Jolivet et Riendeau tirent dans le matelas des coups de feu étouffés par le silencieux, histoire de tester les chargeurs. Les projectiles retrouvés par la police sous le lit (une douzaine) montrent que tous les coups ont été tirés avec une seule arme, comme l’a dit Jolivet : on ne faisait que tester les trois chargeurs ajustés par Riendeau.

  • Motel Nittolo

    PHOTO FOURNIE PAR LA SÛRETÉ DU QUÉBEC

    Motel Nittolo

  • Le lit de la chambre 104

    PHOTO FOURNIE PAR LA SÛRETÉ DU QUÉBEC

    Le lit de la chambre 104

  • Le matelas dans lequel Jolivet a tiré les balles

    PHOTO FOURNIE PAR LA SÛRETÉ DU QUÉBEC

    Le matelas dans lequel Jolivet a tiré les balles

  • Les traces de balles sur le plancher de la chambre 104

    PHOTO FOURNIE PAR LA SÛRETÉ DU QUÉBEC

    Les traces de balles sur le plancher de la chambre 104

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Tout fonctionne. Tout va bien.

Les quatre peuvent relaxer. Jolivet va chercher de la coke dans son camion pour les trois autres, et du hasch pour lui. St-Pierre appelle alors Leblanc pour avoir un kilo de coke, puis un deuxième qu’il prétend vendre dans la soirée pour 34 000 $ chacun.

Si Riendeau et Bourgade peuvent en écouler un, ils vont pouvoir effacer leur dette.

Cette version de la dette à rembourser le soir même et des armes testées, c’est celle de Jolivet, mais aussi de St-Pierre, quand il a fait sa confession à la police en 1994.

Riendeau et Bourgade racontent une tout autre histoire.

Selon eux, tout était très cool avec Lemieux et Leblanc. Aucun plan n’était prévu pour payer leur dette. Par contre, une allusion à une ancienne cause de Jolivet avait fait croire à Leblanc que Jolivet avait trahi un secret sur un règlement de comptes.

Selon Riendeau, Jolivet est devenu parano et a décidé sur-le-champ de tuer Lemieux et Leblanc avant d’y passer lui-même – en plus de les voler. Riendeau et Bourgade disent que Jolivet était survolté au motel, parlait de tuer, et avait même une érection en tirant des rafales dans le matelas. Les deux ont dit à la police avoir eu peur pour leur propre vie tellement il semblait cinglé.

Les deux duos (Jolivet/St-Pierre et Riendeau/Bourgade) ont quitté le motel vers 17 h 30. Les versions varient, mais chose certaine : dès 19 h, les quatre se retrouvent dans l’appartement de Pointe-Saint-Charles de St-Pierre, avec deux kilos de coke à vendre.

Que s’est-il passé pendant le reste de la soirée ? Et dans la nuit suivante, qui a coûté la vie à Lemieux, Leblanc, Katherine Morin et Nathalie Beauregard ?

Le verdict

Il est 8 h, le mardi 10 novembre 1992. Sauf les assassins, personne ne sait que quatre personnes ont été abattues pendant la nuit dans un complexe de condos de Brossard.

Claude Riendeau appelle sur son téléavertisseur l’enquêteur Daniel Kerouac, de l’escouade antigang de la police de Montréal. C’est ce policier, avec son partenaire Robert Octeau, qui l’a arrêté cinq jours plus tôt, dans l’affaire de la « van » d’électroménagers.

Riendeau avait été libéré sans accusation, étrangement, et avait reçu en cadeau la carte professionnelle du policier Daniel Kerouac. Ce traitement aux petits oignons pour un criminel de carrière pris en flagrant délit en violant sa libération conditionnelle ressemble fort à un traitement d’indicateur de police.

Au téléphone, Riendeau avertit le policier.

« Note bien ces noms : Denis Lemieux et François Leblanc », dit Riendeau. Il ajoute qu’il va déjeuner avec Daniel Jolivet dans un resto-comptoir de Pointe-Saint-Charles.

Étrange message, pour un homme qui ne sait pas ce qui s’est passé dans la nuit, et qui s’est supposément couché tranquillement à 23 h dans le lit conjugal, à Saint-Hyacinthe.

Riendeau, en principe, ne sait rien encore. Pourquoi appeler un policier ?

Selon sa version, c’était parce qu’il avait été inquiété par les évènements de la veille : Jolivet qui essaie une arme dans le matelas du motel, qui parle d’assassiner Lemieux et Leblanc…

Pour Daniel Jolivet, la motivation de cet ex-flic est beaucoup plus tordue : il prépare le terrain. Il est en train de semer dans la tête des policiers les premières graines pour faire accuser Daniel Jolivet des meurtres qu’il a lui-même commis.

Riendeau dit que Jolivet lui-même l’a appelé pour lui donner rendez-vous pour déjeuner au resto Barabé. Les relevés téléphoniques montrent que c’est plutôt Riendeau qui a appelé Jolivet ce matin-là.

Toujours selon Riendeau, c’est pendant ce déjeuner crucial que Jolivet lui dit que sa dette de 8000 $ est effacée, car il a assassiné Lemieux et Leblanc pendant la nuit.

Riendeau, qui est censé être terrifié par ce récit, ne va pas immédiatement voir la police. En fait, il part rejoindre Gérard Bourgade et fait la fête avec lui. Ils boivent et « sniffent » tout l’après-midi.

C’est seulement à 18 h que Claude Riendeau rencontre les policiers, dans le parking du restaurant le Bifthèque, en bordure de l’autoroute 20, sur la Rive-Sud.

Aux deux policiers, il fait le récit du carnage tel que Jolivet le lui aurait confessé au déjeuner.

D’après ces supposés aveux, Jolivet s’est rendu en fin de soirée la veille chez Leblanc, à Brossard. Il n’avait pas réussi à vendre la coke et Leblanc, furieux, a exigé des frais. En effet, dans la version de Riendeau, c’est Jolivet qui devait se racheter en vendant la coke, et non lui.

Jolivet aurait alors prétexté retourner dans son camion pour chercher l’argent dû, et serait revenu avec son fusil-mitrailleur, accompagné de St-Pierre. De retour dans le condo, c’est là qu’il aurait abattu Leblanc, Lemieux, deux autres hommes et les deux jeunes femmes. Car dans cette première version, Riendeau dit que Jolivet lui a confessé non pas quatre, mais six meurtres.

Les policiers sont impressionnés par ce récit d’une violence extrême. Ils appellent la Sûreté du Québec à 19 h 30, pour signaler ce possible sextuple assassinat à Brossard. La SQ vient tout juste d’apprendre la découverte de quatre cadavres à Brossard.

Dès que les cadavres sont découverts à Brossard, la police tient Jolivet comme suspect grâce au délateur Riendeau. Mais elle n’a que ça : la parole d’un type très douteux.

Jolivet et St-Pierre sont rapidement mis sur écoute. Des micros sont installés dans le camion de Jolivet. On installe même un dispositif d’enregistrement sur Riendeau, pour capter des aveux de Jolivet. Ils sont filés jour et nuit.

Tout ça ne donne rien.

Tout repose sur le délateur et une preuve de déplacements basée sur la téléphonie cellulaire.

Daniel Jolivet n’a pas témoigné pour sa défense. Son avocat Ronnie MacDonald lui a rappelé son casier judiciaire et expliqué un vieux principe du grand « livre » des avocats de la défense quand le client est un criminel d’habitude : « Si le jury a le choix de croire le bandit de la Couronne [Riendeau] ou le bandit de la défense [Jolivet], qui penses-tu qu’ils vont croire ? »

Jolivet a été déclaré coupable.

Quatre ans plus tard, la Cour d’appel du Québec, à deux juges contre un, lui donne raison sur un point : le juge aurait dû permettre à son avocat de souligner au jury l’absence, jamais expliquée, du témoin Gérard Bourgade. La Couronne avait pourtant dit au jury que ce témoin allait corroborer le témoignage du délateur Claude Riendeau. Un nouveau procès est ordonné.

L’affaire se transporte en Cour suprême en 2000. Les juges sont d’accord pour dire que « ce refus d’autoriser l’avocat de la défense à commenter l’absence d’un témoin annoncé était une erreur ».

Mais, écrit le juge Ian Binnie, « il n’y a aucune possibilité raisonnable que le verdict eût été différent si le juge du procès n’avait pas commis l’erreur ».

Le verdict de culpabilité est rétabli. Jolivet a épuisé tous ses recours.

Tous ? Pas tout à fait. Il lui reste une dernière carte à jouer.

Le texte a été modifié pour refléter le fait que la rencontre à la Cage aux sports a eu lieu le 9 novembre, et non le 9 février, 1992.

Les individus impliqués

Les victimes

  • Denis Lemieux : important trafiquant de drogue de la Rive-Sud
  • François Leblanc : trafiquant de drogue, lieutenant de Denis Lemieux
  • Katherine Morin : ex-copine de François Leblanc
  • Nathalie Beauregard : nouvelle copine de François Leblanc

Les protagonistes

  • Daniel Jolivet : coaccusé des quatre meurtres. Condamné à l’emprisonnement à perpétuité en 1994.
  • Paul-André St-Pierre : coaccusé des quatre meurtres
  • Claude Riendeau : ex-policier, trafiquant de drogue et d’armes, témoin principal contre Daniel Jolivet
  • Gérard Bourgade : camionneur, associé de Riendeau dans des vols de remorques et le trafic de cocaïne