Les travailleuses du sexe assassinées au Québec passent souvent dans l’ombre des autres types de féminicide. Entre tabou et stigmatisation, difficile de chiffrer la violence qu’elles subissent.

« On sait que dans notre société, les femmes les plus à risque de la violence ou d’être assassinées sont les plus marginalisées : les travailleuses du sexe, les autochtones, les itinérantes, les femmes trans, mais elles sont souvent exclues des mouvements qui parlent de la violence envers les femmes », dénonce Sandra Wesley, directrice générale de Stella, un organisme par et pour les travailleuses du sexe.

Deux semaines avant Noël, une famille de Pointe-Saint-Charles a vécu un drame sans nom : l’assassinat simultané d’une grand-mère et de sa petite-fille, atteintes de projectiles d’arme à feu.

Il s’avère que cette dernière, Jade Racette Beaulieu, âgée de 22 ans, évoluait dans l’industrie du sexe, a pu confirmer La Presse de diverses sources, notamment policières et criminelles.

Cette information n’a pas été relayée dans les médias et aucune arrestation n’a pour l’instant eu lieu en lien avec ce crime. Les funérailles des deux femmes ont été célébrées le 27 décembre.

Les messages de condoléances ont déferlé sur les réseaux sociaux dans les dernières semaines. « Je suis sans mots ce matin, la vie m’a arraché une personne importante pour moi », a écrit sur Facebook une amie, Bianka Dupont. « Ce matin très tôt j’ai appris que la vie t’a repris, beaucoup trop tôt et d’une façon horrible. J’ai mal d’avoir appris ça, j’ai le cœur gros, j’ai tellement de peine », a aussi partagé une autre amie, Josie Vincelette.

Selon une voisine de l’immeuble de la rue Mullins où sont survenus les meurtres, Jade Racette était « une fille gentille, qui disait toujours bonjour ». Une autre voisine, très ébranlée, s’est aussi confiée à La Presse. « Jade, je la connais depuis qu’elle est ado. Personne ne mérite de vivre sa vie comme ça. Vraiment, c’est tragique. »

La victime souvent blâmée

Ce double meurtre s’est déroulé deux jours avant le 17 décembre, Journée internationale pour mettre fin à la violence envers les travailleurs du sexe.

« [Un meurtre comme ça], c’est quelque chose qui est très difficile pour les travailleuses du sexe, soutient Mme Wesley. Et de voir déjà les commentaires négatifs, comment on essaie de blâmer la victime… Les spéculations sur sa vie personnelle prennent beaucoup de place pour déterminer si c’est une victime qui vaut la peine, qui mérite de la compassion », déplore-t-elle.

Pour Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes du Québec, les travailleuses du sexe qui subissent de la violence doivent être considérées. « Ce n’est pas parce qu’elles font ce choix-là qu’elles font le choix d’être violentées, affirme-t-elle en entrevue. Je ne vois pas pourquoi on les considérerait comme des victimes de second ordre. »

Elle reconnaît que les féminicides font beaucoup plus de bruit dans l’espace public quand il s’agit de violence conjugale, par exemple.

On a toujours cette vision de la bonne victime, qui n’est pas responsable de son sort, mais oui, ça existe les féminicides dans d’autres contextes que la violence conjugale.

Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes du Québec

Sans compter que, parfois, les liens sont plus flous qu’on peut l’imaginer. « On fait quoi quand la femme est victime de violence conjugale et d’exploitation sexuelle de la part de son pimp, qui est aussi son conjoint ? Comment on départage ça ? Ce n’est pas possible, l’approche doit être globale et inclusive. »

Une stigmatisation perverse

Les tabous qui entourent le travail du sexe nuisent à la sécurité de ceux qui y participent, estime aussi Stéphanie Dubé, co-coordonnatrice du Projet d’intervention auprès des mineur·es prostitué·es (PIAMP).

« ​​C’est le genre d’histoires qui arrivent trop souvent. Cette violence-là est légitimée par la stigmatisation des travailleuses du sexe et par la criminalisation du travail du sexe, qui fait en sorte que s’il ou elle se sent en danger, ils vont beaucoup hésiter à faire appel à la police, ou au système de justice, pour dénoncer la personne qui commet la violence envers eux », observe-t-elle.

Dans de nombreux cas, les familles ne sont pas non plus au courant, ajoute Mme Dubé. « La plupart des parents ne veulent pas apprendre que leurs enfants font du travail du sexe. »

Si une travailleuse du sexe craint pour sa sécurité, il y a donc moins de chances, à son sens, qu’elle demande de l’aide à ses proches.

Des données inexistantes

Dans la dernière année, La Presse a fait une demande pour obtenir les rapports du coroner concernant des personnes prostituées assassinées, mais l’information n’existe pas. « Généralement, les coroners ne mentionnent pas l’occupation des personnes décédées dans leur rapport », a précisé par courriel Jake Lamotta Granato, responsable des communications du Bureau du coroner, en avril dernier.

« De surcroît, le coroner a l’obligation de protéger la dignité, l’honneur, la réputation et la vie privée des personnes décédées, poursuit M. Lamotta Granato. C’est pourquoi les rapports de coroners, qui sont des documents publics, ne sont pas une source qui permet de trouver des informations sur les décès de personnes pratiquant le travail du sexe. »

Avec les informations de Mayssa Ferah et de Daniel Renaud, La Presse

Des travailleuses du sexe trouvées sans vie ces dernières années

Marie-Ève Fournier, 25 ans, tuée par Daniel Shlafman à Montréal le 5 novembre 2021

Vanessa Primeau, 23 ans, trouvée dans un garage verrouillé où a été déclenché un incendie suspect, le 23 janvier 2020

Marylène Lévesque, 22 ans, assassinée par Eustachio Gallese le 22 janvier 2020

Gerry Sisi Thibert, 26 ans, tuée par Jean Edens Lindor le 18 septembre 2017