La Ville de Montréal va poursuivre un de ses recycleurs pour près de 4 millions, parce qu’elle le soupçonne d’avoir détourné les profits de la revente du contenu des bacs bleus de la métropole, a appris La Presse.

L’entreprise Ricova vend au rabais ses ballots de matières recyclables à une entreprise sœur, Ricova International, avec pour conséquence de priver la Ville de sa part des bénéfices prévue par les contrats municipaux, selon Montréal.

« La Ville estime que cet écart de prix représente un manque à gagner en sa faveur d’au moins 3 702 777 $ », ont estimé les fonctionnaires dans un document municipal obtenu par La Presse. Ce document recommande le dépôt d’une poursuite civile.

Ricova a commencé à exploiter les deux centres de tri de Montréal en 2020. Elle a été congédiée du centre de Lachine l’an dernier, mais continue à exploiter le centre de Saint-Michel.

Le contrat entre Montréal et ses trieurs prévoit un prix plancher du ballot de matières recyclables au-dessous duquel la Ville doit partager les pertes et un prix plafond au-dessus duquel elle touchera des profits. Après avoir partagé les pertes pendant des années alors que la valeur des matières recyclables était très faible, Montréal n’aurait pas droit à sa part des profits.

La Ville constate que l’écart entre le prix de vente de Ricova et le prix moyen des autres centres de tri au Québec s’est accentué. Le prix réel de vente des matières recyclables a été systématiquement réduit de 20 $ [la tonne].

Extrait du document rédigé par des fonctionnaires municipaux

Ricova n’a pas répondu à l’appel et au courriel de La Presse, mardi.

Le cabinet de la mairesse Valérie Plante n’a pas voulu commenter la situation.

Un rapport accablant

La Ville dispose d’une arme puissante pour convaincre les tribunaux : le Bureau de l’inspecteur général de Montréal (BIG) a déjà conclu que Ricova avait effectué des « manœuvres dolosives » pour garder les profits du recyclage.

« L’enquête révèle que ce prix déclaré par Services Ricova inc. est systématiquement inférieur à celui que Ricova International inc. obtient en réalité des acheteurs des matières », indique le rapport, publié en mars 2022.

Le propriétaire de Ricova, Dominic Colubriale, aurait avoué aux enquêteurs du BIG qu’une tonne de matières recyclables vendue 100 $ à son entreprise Ricova International pouvait ensuite être revendue 200 $ sur le marché. Or, c’est le prix de 100 $ la tonne qui est déclaré à la Ville, selon le BIG. L’administration municipale n’aurait pas eu accès aux vrais chiffres de vente sur le marché commercial.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Dominic Colubriale, propriétaire de Ricova

Ricova a ensuite été inscrite sur la liste noire de la Ville de Montréal, sans toutefois que ses contrats de tri et de cueillette encore en cours soient touchés.

M. Colubriale, pour sa part, avait rejeté la version des faits du BIG.

« La réalité est que Ricova International achète les matières recyclables des centres de tri de Montréal à des prix généralement supérieurs à la moyenne mensuelle calculée par Recyc-Québec. Il n’y a là aucune manœuvre dolosive », a-t-il assuré.

L’entreprise dit avoir généré des profits pour la Ville de Montréal de près de 5 millions de dollars depuis le début des opérations en 2020.

Une relation orageuse

La relation entre Montréal et Ricova est orageuse depuis longtemps.

L’entreprise a déboulé dans le paysage municipal en 2020 en rachetant des actifs dans la faillite de Rebuts solides canadiens (RSC), le trieur de la Ville de Montréal. La municipalité préconisait l’attribution des contrats de tri à un organisme à but non lucratif, mais avait dû se faire à l’idée de collaborer avec Ricova.

Rapidement, la situation s’est toutefois gâtée. Ricova n’a jamais réussi à atteindre la performance attendue au tout nouveau centre de tri de Lachine, d’où sortaient des ballots de papier contenant beaucoup trop de plastique. Puis, Radio-Canada a révélé que ces ballots se retrouvaient dans des régions industrielles de l’Inde, où ce plastique serait illégalement utilisé comme combustible extrêmement polluant par des industriels et des entrepreneurs.

Dans la foulée de ce reportage, les frontières du Canada se seraient complètement refermées devant Ricova, puisque l’exportation de déchets est largement interdite par le droit international.

En septembre 2022, incapable d’écouler ses ballots de matières recyclables, Ricova menaçait de fermer les aires de réception de ses centres de tri, au risque d’entraîner l’interruption de la collecte des bacs verts à Montréal.

Ricova a finalement été congédiée du centre de tri de Lachine le mois suivant.

L’entreprise exploite toujours le centre de tri de Saint-Michel, dont la fermeture définitive est prévue l’an prochain.

« Ricova est en mesure de traiter avec succès les matières recyclables reçues aux installations de Saint-Michel aussi longtemps que la Ville de Montréal en aura besoin », avait toutefois affirmé l’entreprise dans un courriel à La Presse, en octobre dernier. « Nous avons investi plus de 6 millions de dollars d’argent privé (sans subventions) pour améliorer l’équipement qui s’y trouve et qui nous appartient. »

Avec Vincent Larouche, La Presse

L’histoire jusqu’ici

Été 2020

Ricova, auparavant spécialisée dans l’exportation de matières recyclables, commence à trier le bac vert des Montréalais.

Mars 2022

Le Bureau de l’inspecteur général de Montréal conclut que Ricova évite de partager avec la Ville les profits qu’elle fait sur la revente du recyclage grâce à un stratagème interne.

Décembre 2023

Montréal s’apprête à lancer une poursuite civile pour récupérer près de 4 millions qui lui seraient dus.