Un spéculateur immobilier montréalais qui se vantait d’avoir un « taux d’éviction des locataires de 95 % » sur son site web devra revoir à la baisse son tableau de chasse : il vient d’être condamné à verser des dizaines de milliers de dollars à des résidants dont il a pourri la vie pendant des années.

L’entreprise de Joseph Shaffer a multiplié les tentatives illicites pour vider son immeuble de la rue Saint-Timothée, près du Village, a conclu récemment le Tribunal administratif du logement.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE LS CAPITAL GROUP

Joseph Shaffer

« La méthode employée par le locateur constitue une forme de pression psychologique dont l’objectif ultime vise à obtenir le départ du plus grand nombre de locataires possible », a déploré la juge administrative Francine Jodoin.

Pour le locateur, tous les moyens sont bons pour obtenir le départ des locataires et pouvoir entreprendre des travaux sans se soucier des gens qui habitent l’immeuble et qui empêchent, par leur opposition, l’atteinte de l’objectif financier le plus tôt possible.

La juge administrative Francine Jodoin, du Tribunal administratif du logement

Entre 2018 et 2023, cinq locataires qui avaient refusé ses offres pour quitter les lieux ont reçu trois avis d’éviction distincts en vue de réaliser autant de projets, chaque fois abandonnés une fois qu’une contestation était déposée.

Alors qu’il rénovait certains appartements vacants pour en faire des logements haut de gamme, le propriétaire transformait le reste du bâtiment en chantier et négligeait une importante fuite d’eau au toit.

« Il a porté atteinte au droit au maintien dans les lieux des locataires ou autrement à leur jouissance paisible en vue d’obtenir qu’ils quittent les logements, contrevenant ainsi à son obligation de ne pas harceler les locataires et d’agir de bonne foi », a tranché le Tribunal.

À l’hiver 2020, par exemple, il fallait que les locataires se lèvent « aux 3 heures pour vider les chaudières », selon leur témoignage. « Ils ont amassé 40 litres à l’heure. Les pompiers sont intervenus. Le toit devait être déneigé, ce qui a été fait deux semaines plus tard. [Une locataire] a installé un boyau d’arrosage pour recueillir l’eau du plafond et la redirigeait dans la baignoire d’un logement vacant. À chaque fois que les pompiers venaient, il fallait réinstaller le boyau. »

« Insouciance »

« Monsieur Shaffer l’a répété à plusieurs reprises, la présence des locataires dans l’immeuble nuit à l’efficacité et la rapidité des moyens aptes à rentabiliser l’investissement immobilier », a dénoncé la juge administrative Jodoin. Or, « l’exécution de travaux nécessaires dans un immeuble ne justifie pas l’éviction des locataires ».

Son attitude « ressemble à une complète insouciance à l’égard des droits des locataires qui refusent de quitter leur logement malgré les travaux entrepris », a-t-elle continué.

L’avocate des locataires, Kimmyanne Brown, a indiqué en entrevue téléphonique, vendredi, que la condamnation envers l’entreprise de M. Shaffer totalisait environ 77 000 $.

Mes clients sont soulagés qu’il y ait un terme à cette bataille et une reconnaissance de ce qu’ils ont vécu pendant toutes ces années. On est très satisfaits de ces décisions.

MKimmyanne Brown, avocate des locataires

Ses clients ont vécu « un enfer », a-t-elle déploré. « On a réussi à prouver que tout ça n’était qu’un stratagème pour les pousser à quitter leur logement. »

Les décisions font état d’impact psychologique important pour certains locataires, l’une d’elles disant même souffrir d’un « choc post-traumatique ». Les autres ont évoqué le stress et l’anxiété associés à la menace constante d’éviction.

L’entreprise de M. Shaffer et son avocat n’ont pas rappelé La Presse.

« Pratiques insidieuses et malhonnêtes »

Ce n’est pas la première fois que les tentatives de M. Shaffer pour évincer des locataires sont dénoncées par les tribunaux.

En mai dernier, le Tribunal administratif du logement l’a blâmé pour avoir tenté d’évincer des locataires avec des avis d’agrandissement de logements alors qu’il n’avait pas l’intention de procéder à de tels travaux. Son objectif : en faire des appartements de luxe, puis les remettre sur le marché jusqu’à « trois fois » plus cher qu’auparavant.

Son entreprise « a sciemment tenté de mettre fin au droit au maintien dans les lieux des locataires en leur transmettant des avis d’éviction qu’elle savait illégaux », a conclu la juge administrative Camille Champeval. Elle a « contrevenu à ses obligations d’exercer ses droits selon les exigences de la bonne foi ».

En février, une locataire de la rue Saint-Timothée a obtenu près de 25 000 $ en dommages-intérêts de la part d’une entreprise de M. Shaffer. Elle avait accepté d’être temporairement relogée pendant des travaux, mais on lui refusait maintenant le droit de revenir chez elle.

« En se servant de l’évacuation temporaire de la locataire du logement pour tenter de l’expulser de façon permanente, la locatrice commet une faute grave », a indiqué le Tribunal, affirmant qu’il s’agissait de « rénoviction ». « Il est important de sensibiliser les acteurs du marché locatif au Québec qu’il ne s’agit pas d’une pratique acceptable et que les conséquences seront sévères, dans le cadre d’un verdict relativement à ce type de geste. » La somme que le locateur devra payer pourra convaincre des propriétaires de ne pas utiliser ce genre de « pratiques insidieuses et malhonnêtes ».