Dans sa campagne d’achat pour « protéger » les maisons de chambres de la métropole, la Ville de Montréal risque de payer trop cher ces propriétés, selon des investisseurs et experts du monde immobilier

L’administration de Valérie Plante a annoncé lundi qu’elle avait dépassé le cap des 100 chambres acquises grâce au droit de préemption, dans sept immeubles de différents secteurs, pour un coût d’achat total de 17,2 millions de dollars.

Mais les prix payés pour certaines maisons de chambres font tiquer. Par exemple, une propriété de sept chambres située rue Centre, dans le quartier Pointe-Saint-Charles, a été acquise par la Ville pour 1 385 000 $ en juillet dernier. Or, cette maison, dont l’évaluation foncière est de 503 000 $, avait été vendue 599 000 $ en 2021.

Dans un autre cas, une maison de 18 chambres de la rue Louis-Hémon, dans le quartier Villeray, a été payée 1 617 000 $ par la Ville, alors que son évaluation foncière est de 997 000 $. En 2019, l’immeuble avait changé de mains pour 762 600 $.

Un entrepreneur en construction, qui possède un parc de logements à Montréal, dénonce le fait que l’usage du droit de préemption ait pour effet de faire grimper le prix des propriétés qui y sont assujetties.

Selon Louis Boucher, rien n’empêche le propriétaire d’une maison de chambres d’organiser des offres d’achat bidon à des prix gonflés, dans le but que la Ville délie les cordons de sa bourse pour acheter l’immeuble.

Montréal vient de faire exploser la valeur de toutes les maisons de chambres de Montréal, puisqu’ils ont mis des droits de préemption sur la majorité. Dans les coulisses, tous les propriétaires de maisons de chambres se préparent à se faire donner de fausses offres d’achat pour pouvoir les faire matcher par la Ville.

Louis Boucher, entrepreneur en construction

« Montréal se fait avoir. Une chambre ne vaut pas plus de 100 000 $ l’unité », ajoute-t-il.

Or, pour la propriété de la rue Centre, le prix payé par la Ville représente 198 000 $ par chambre.

Qu’est-ce que le droit de préemption ?

Le droit de préemption est un droit de premier refus. La municipalité peut égaler une offre d’achat soumise au propriétaire pour la vente de son immeuble, sur lequel elle avait indiqué à l’avance vouloir exercer ce droit. L’avis d’assujettissement de l’immeuble ne peut avoir une durée de plus de 10 ans.

Quand le propriétaire désire vendre, la municipalité reçoit un avis d’intention mentionnant le prix et les conditions de la vente projetée. La Ville dispose alors d’un délai de 60 jours pour exercer son droit de préemption.

Depuis 2022, la Ville de Montréal a assujetti au droit de préemption 101 maisons de chambres, qui sont par ailleurs, dans plusieurs arrondissements, protégées par un règlement empêchant qu’elles soient converties pour d’autres usages.

La valeur d’un immeuble visé par un droit de préemption va effectivement grimper, confirme François Des Rosiers, professeur de gestion urbaine et immobilière à la faculté d’administration de l’Université Laval.

« C’est toujours ce qui se passe quand une ville annonce un programme pour acheter des terrains ou des logements. Elle annonce ses couleurs, dit l’expert. Les propriétaires vont tout faire pour en profiter. C’est la même chose quand les villes planifient de densifier aux abords des axes de circulation : c’est un message aux propriétaires qu’ils peuvent demander le gros prix. »

« Veux-tu que je te fasse une offre ? »

« On a tous le même réflexe quand on apprend que notre immeuble est visé par un droit de préemption : on éclate de rire », témoigne Steve Forget, propriétaire d’immeubles résidentiels à Montréal et à Joliette.

Une de ses propriétés vient justement d’être mise sous droit de préemption par la Ville de Joliette. « Un ami investisseur m’a dit en riant : “Veux-tu que je te fasse une offre d’achat de 1,4 million sur ton immeuble de 900 000 $ ?” » lance-t-il.

Parmi les maisons de chambres que Montréal a achetées, certaines ont été payées un peu plus que l’évaluation municipale, ce qui est plutôt en phase avec ce que l’on observe dans le marché. Par exemple, une propriété de la rue Wellington a été récemment acquise pour 590 000 $, alors que son évaluation foncière est de 545 800 $.

Selon les données fournies par l’Association professionnelle de courtiers immobiliers du Québec, les plex à Montréal se sont vendus, en 2023, 10 % de plus que l’évaluation foncière, en forte baisse comparativement à 2022, alors que les prix de vente surpassaient de 49 % l’évaluation foncière.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Benoit Dorais, responsable de l’habitation au comité exécutif de la Ville de Montréal

Mais le responsable de l’habitation au comité exécutif, Benoit Dorais, admet que le risque que Montréal paie trop cher existe. Rien ne peut assurer que des propriétaires n’utiliseront pas de stratagèmes pour faire grimper les prix, dit-il.

« On ne peut pas se prémunir contre ceux qui voudraient abuser des pouvoirs publics, » reconnaît M. Dorais.

Dans les faits, la Ville a-t-elle été flouée lors de ces achats ?

Nos professionnels au service de la stratégie immobilière sont des anciens courtiers et des analystes du marché résidentiel qui sont chargés d’évaluer la valeur marchande du bâtiment au moment de l’achat. Chaque cas est unique.

Benoit Dorais, responsable de l’habitation au comité exécutif de la Ville de Montréal

Ils tiennent compte du secteur, de l’état du bâtiment, bien sûr, mais analysent aussi les offres d’achat déposées pour s’assurer qu’elles sont légitimes et qu’il ne s’agit pas de tactiques déloyales, assure l’élu.

Transactions annulées

Ainsi, on a refusé d’exercer le droit de préemption lors de deux transactions touchant des maisons de chambres depuis un an, révèle Benoit Dorais, parce qu’on a jugé qu’il ne s’agissait pas de bonnes affaires pour la Ville.

Dans ces deux cas, les transactions n’ont finalement jamais eu lieu, mais rien ne laisse entendre qu’il s’agissait d’offres de complaisance, ajoute-t-il.

La motivation de la Ville de Montréal pour placer des maisons de chambres sous droit de préemption et en faire l’achat est de s’assurer que ces logements, qui sont souvent loués à des prix abordables et permettent à certaines personnes d’éviter l’itinérance, demeurent bien gérés et soient mis à l’abri de la spéculation, explique M. Dorais chaque fois qu’une acquisition est annoncée. La gestion de la maison de chambre est confiée à une OBNL spécialisée en habitation, à la suite de l’achat.

Du côté de l’opposition à l’hôtel de ville, on demande l’instauration de mécanismes permettant d’éviter une envolée des prix.

« Dès l’entrée en vigueur du droit de préemption, on se doutait qu’il pourrait y avoir des problématiques de spéculation et de surenchères. Bien que ce soit un bel outil, le droit de préemption n’est pas parfait et ne prévoit pas de procédure de contrôle des prix de vente », souligne Julien Hénault-Ratelle, porte-parole de l’opposition en matière d’habitation.

Quatre maisons de chambres achetées par la Ville

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Maison de chambres rue Louis-Hémon

Rue Louis-Hémon, 18 chambres
Prix payé par la Ville : 1, 617 000 $
Évaluation municipale (2021) : 996 600 $

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Maison de chambres rue Centre

Rue Centre, 7 chambres
Prix payé par la Ville : 1 385 000 $ $
Évaluation municipale (2021) : 503 100 $

Rue Gordon, 85 chambres
Prix payé par la Ville : 8 100 000 $
Évaluation municipale (2021) : 3 993 600 $

Rue Plessis, 17 chambres
Prix payé par la Ville : 2 418 000 $
Évaluation municipale (2021) : 1 935 000 $