Les corps des membres de deux familles, l’une roumaine, l’autre indienne, ont été retrouvés, il y a un peu plus d’une semaine, dans une zone marécageuse du fleuve Saint-Laurent, sur le territoire d’Akwesasne. Ils se sont noyés en tentant d’entrer clandestinement aux États-Unis depuis le Canada. Qui étaient-ils ? Pourquoi avaient-ils entrepris ce voyage ? La Presse remonte le fil des évènements.

« Je pensais que Florin allait essayer de tout faire ce qu’il pouvait pour protéger ses enfants, mais je n’ai jamais cru qu’il ferait quelque chose d’aussi risqué. Ça montre qu’il avait perdu espoir. »

MPeter Ivanyi représentait le couple roumain depuis son arrivée au Canada, en 2018. Il avait bien sûr entendu parler de migrants qui franchissent la frontière de manière « irrégulière ». Et pas seulement au Québec. Partout au Canada. Mais en bateau ? « Jamais. »

Le couple roumain était composé de Florin Iordache et Monalisa Caldararu, âgés de 28 ans, a confirmé la coroner Me Karine Spénard jeudi. Ils étaient accompagnés de leurs enfants de 1 et 2 ans, tous deux détenteurs de passeports canadiens.

Robert, un ami de la famille joint à Craiova, en Roumanie, est bouleversé.

« C’était une super famille, de très bons travailleurs, respectueux, témoigne-t-il, en sanglots. Je refuse de croire qu’ils sont morts. »

Nous nous sommes entretenus avec lui en utilisant une application de traduction du roumain au français.

Monalisa Caldararu avait étudié en droit en France, selon Robert. Elle et son conjoint étaient musiciens. Ce dernier jouait notamment de l’accordéon et de l’orgue.

« [Florin Iordache] avait l’habitude de venir dormir à la maison, nous étions de très bons amis. »

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Hélicoptère de la Sûreté du Québec survolant la zone de recherche dans la réserve d’Akwesasne, le 31 mars dernier

Robert avait gardé contact avec la famille Iordache depuis que le couple s’était installé à Toronto, il y a quelques années. Robert savait que la famille risquait d’être expulsée et qu’elle prévoyait aller aux États-Unis rejoindre de la parenté.

Mais étant donné que les deux enfants étaient nés au Canada et titulaires de passeports canadiens, il ne pensait pas que le couple allait tenter de traverser clandestinement.

« Un monstre ! »

« Combien de personnes doivent mourir pour avoir la liberté de marcher sur la terre de Dieu ? », s’indigne Robert.

À Craiova, le choc est général, ajoute-t-il.

Je n’arrive pas à croire que quelque chose d’aussi scandaleux se soit produit. Tous ceux qui entendent parler de cette affaire restent sans voix.

Robert, un ami de la famille Iordache

La colère se dirige aussi vers Casey Oakes, cet homme de 30 ans originaire de la communauté mohawk d’Akwesasne porté disparu depuis le 30 mars. Les autorités établissent désormais un lien entre lui et la tragédie. « C’est un criminel, rage Robert. Pourquoi ne l’avez-vous pas trouvé ? C’est un monstre ! »

PHOTOS SERVICE DE POLICE MOHAWK D’AKWESASNE,
FOURNIES PAR LA PRESSE CANADIENNE

Casey Oakes

Les Iordache étaient arrivés au Canada en 2018, alors qu’ils avaient 23 ans, pour y demander l’asile. Mais ils avaient appris qu’ils allaient être expulsés le 29 mars, après avoir épuisé tous leurs recours pour rester au pays.

Des Roms de Roumanie

M. Iordache travaillait dans la construction, en plus d’acheter et de revendre des voitures usagées sur le web, pour gagner sa vie. Il ramassait aussi de la ferraille et jouait de la musique. « Le genre de travail que sont capables de faire les Roms », dit MPeter Ivanyi.

Florin Iordache et sa femme étaient en effet des Roms de Roumanie, qu’on appelle aussi Tsiganes ou gitans : un des groupes les plus marginalisés et persécutés en Europe. Les Roms seraient de 9 à 12 millions en Europe, dont 2,4 millions en Roumanie. Selon Amnistie internationale, les membres de cette minorité ethnique longtemps persécutée « subissent des discriminations grandissantes, des violences à caractère raciste, des expulsions forcées et diverses formes de ségrégation ». Ils doivent faire face à de nombreux obstacles pour que leurs droits fondamentaux soient respectés.

Malheureusement, Florin Iordache n’a pas pris les choses aussi sérieusement qu’il aurait dû, au Canada.

MPeter Ivanyi, avocat de Florin Iordache et de Monalisa Caldararu

« Ils sont sortis de mon radar peu après leur demande d’asile. En 2020 et 2021, je n’ai eu aucun contact avec eux, explique l’avocat. Ils sont réapparus en 2022 quand on leur a offert de présenter ce qu’on appelle une demande d’examen des risques avant renvoi, basée sur leur peur de retourner en Roumanie. »

Les Iordache ont fait cette demande d’examen des risques auprès d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) en septembre 2022. Ce processus est conçu pour ceux qui croient que leur vie est en danger ou qu’ils peuvent être persécutés s’ils retournent dans leur pays d’origine. Les personnes dont la demande est approuvée peuvent rester au Canada.

Le 9 mars, la famille a toutefois appris que sa demande avait été refusée. Une décision qu’elle a portée en appel.

« Ils ont aussi demandé à Immigration Canada de suspendre leur renvoi, afin que l’intérêt supérieur de leurs enfants puisse être pris en compte », précise MIvanyi. Mais cela a aussi été rejeté. L’avocat a transmis la décision à Florin Iordache par courriel, le 27 mars.

« C’est la dernière fois que j’ai entendu parler de lui », dit-il.

MIvanyi ajoute que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a jugé crédible l’histoire du couple, mais qu’elle a rejeté sa demande parce qu’elle croyait que la situation n’était pas aussi grave qu’il le prétendait, en Roumanie.

Dans des documents de la Cour fédérale obtenus par La Presse, l’avocat déplore que, selon l’évaluation faite par un officier du gouvernement, M. Iordache et ses proches ne fussent « confrontés qu’à une simple possibilité de persécution en Roumanie ». « L’agent [d’évaluation] a fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées, d’une manière déraisonnable », affirme l’avocat.

Toutes les preuves montraient pourtant qu’il n’y avait pas d’aide médicale disponible, pas de logement sécuritaire, pas d’emploi, pas d’éducation. Donc, c’était une décision assez superficielle par Immigration Canada.

MPeter Ivanyi, avocat de Florin Iordache et de Monalisa Caldararu

Pour Me Ivanyi, ce qui est arrivé à Akwesasne est « inimaginable ». « On a laissé entendre qu’il était allé aux États-Unis pour faire du magasinage d’asile, mais rien n’est moins vrai. Florin essayait seulement d’assurer un avenir à ses enfants canadiens. À 28 ans, il n’était pas motivé par son intérêt personnel, mais purement par ses enfants », insiste le juriste.

La communauté roumaine essaie de recueillir des fonds pour ramener les corps à leurs familles. Mais ce n’est pas simple. « Je viens de voir une émission en direct disant que l’État roumain ne fait rien pour eux », déplore Robert, l’ami de la famille joint à Craiova. « Où peut-on payer pour les ramener à la maison ? »

Deux familles indiennes en 18 mois

Une autre famille a connu une fin tragique à Akwesasne avec les Iordache, une famille indienne du Gujarat : Pravinbhai Veljibhai Chaudhari, 49 ans, Dakshaben Pravinbhai Chaudhari, 45 ans, leur fille de 23 ans, Vidhiben, et leur fils de 20 ans, Mitkumar.

Achal Tyagi, surintendant de la police de la ville de Mehsana, au Gujarat, a déclaré à La Presse Canadienne que les Chaudhari étaient régulièrement en contact avec leur famille en Inde, mais que les appels avaient pris fin environ une semaine avant leur mort. Les membres de la famille ont appris le naufrage mortel dans les médias.

Pravinbhai Chaudhari était agriculteur. Sa famille et lui étaient au Canada depuis le 3 février et voyageaient avec des visas touristiques.

Depuis 18 mois, c’est la deuxième famille du Gujarat qui meurt en essayant de traverser illégalement les États-Unis depuis le Canada.

Sanju Chaudhary, un voisin, a déclaré à la BBC que Pravinbhai Chaudhary allait bien avant son départ de l’Inde. Un autre voisin a dit que la famille était amicale avec tout le monde dans le village et avait vécu « une vie heureuse et décente », toujours selon la BBC.

Imbroglio autour des appels au 911

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Les opérations de recherche ont été menées par la police et les pompiers d’Akwesasne, aidés de la Gendarmerie royale du Canada et de la Sûreté du Québec.

Une enquête du Bureau du coroner du Québec est en cours sur la tragédie d’Akwesasne. Bon nombre de questions restent en suspens dans cette affaire.

En premier lieu, des résidants disent avoir entendu des cris de détresse au milieu de la nuit du 29 au 30 mars sur le fleuve. Certains se demandent pourquoi leurs appels aux autorités n’ont pas été pris plus au sérieux. C’est le cas de Danielle Oakes, que La Presse avait rencontrée le week-end dernier1.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Danielle Oakes assure avoir entendu des cris au milieu de la nuit du drame sur le fleuve face à sa demeure.

La police mohawk d’Akwesasne n’a pas répondu à nos questions à ce sujet. Un flou demeure d’ailleurs encore quant au traitement des appels au 911. Par courriel, le ministère de la Sécurité publique du Québec (MSP) affirme que « la communauté d’Akwesasne est de juridiction fédérale ».

« Ses citoyens ne sont pas desservis par un centre d’urgence 911, mais utilisent plutôt un numéro de téléphone à 10 chiffres pour joindre le corps de police local. Si un appel au 911 a été réalisé à partir d’un téléphone cellulaire, il est possible qu’un centre d’urgence à proximité ait reçu l’appel. Dans ce cas, l’appel est alors rapidement transféré au corps de police d’Akwesasne », explique sa porte-parole, Louise Quintin.

Champs de compétence

À Ottawa, le rôle du gouvernement fédéral « se limite à la réglementation des réseaux 911, des infrastructures de télécommunications et des fournisseurs de services qui doivent brancher leurs clients à ces réseaux », souligne un porte-parole de Sécurité publique Canada, Louis-Carl Brissette-Lesage. « Les opérations des centres d’appels d’urgence relèvent exclusivement du champ de compétence des provinces et des territoires », affirme-t-il plutôt.

La Gendarmerie royale du Canada (GRC), de son côté, soutient que son détachement de Cornwall « n’est pas le premier intervenant ni le service de police compétent pour les interventions d’urgence ». « Les appels au 911 ne sont pas acheminés ou distribués par l’entremise de ce détachement, ou à son intention. Localement, nous ne traitons pas et n’avons pas la capacité de recevoir et de répondre aux appels 911 entrants », illustre la caporale Kim Chamberland.

Elle confirme au passage que « le détachement de Cornwall de la GRC n’a reçu aucun appel 911 concernant les évènements tragiques survenus à Akwesasne ».

Avec la collaboration de Suzanne Colpron, La Presse