(Québec) Une guerre de pouvoir se dessine entre deux chiens de garde de l’intégrité des contrats publics en raison d’un projet de loi du gouvernement Legault. Québec veut en effet élargir les pouvoirs de l’Autorité des marchés publics (AMP), ce qui l’amènerait désormais à jouer dans les plates-bandes du Bureau de l’inspecteur général (BIG) de Montréal, s’inquiète la métropole.

Déposé par la présidente du Conseil du trésor, Sonia LeBel, le projet de loi 12 vise à la fois à « promouvoir l’achat québécois » et à « accroître les pouvoirs » de l’AMP. Les députés en feront l’étude détaillée en commission parlementaire à compter de ce mardi.

Dans un mémoire transmis récemment à la commission parlementaire, la Ville de Montréal exprime ses inquiétudes à propos de certaines dispositions du projet de loi. Elle constate que l’AMP empiéterait sur les champs de compétence du BIG en pouvant interdire à toute entreprise jugée non intègre d’obtenir des contrats publics sur l’ensemble du territoire québécois, y compris Montréal. « Cet élargissement des pouvoirs d’intervention de l’AMP préoccupe la Ville de Montréal, en ce qu’il entraînera une concurrence en regard des pouvoirs d’intervention des deux organismes que constituent le Bureau de l’inspecteur général et l’Autorité des marchés publics pour les contrats de la Ville de Montréal et de ses sociétés liées », soutient la Ville.

Elle rappelle que la loi créant l’Autorité des marchés publics, adoptée en décembre 2017 dans la foulée d’une recommandation de la commission Charbonneau, contient une clause à l’article 68 prévoyant que la surveillance des contrats de la métropole est sous la responsabilité du BIG, qui avait déjà ce mandat depuis 2014, et non sous celle de l’AMP. « Les fonctions et pouvoirs dévolus à l’Autorité […] sont, à l’égard de la Ville de Montréal […], exercés par l’inspecteur général de la Ville de Montréal », indique cet article.

La Ville de Montréal demande donc au gouvernement Legault de corriger le tir en amendant son projet de loi, « dans un souci de saine gestion des deniers publics et d’efficience en ce qui concerne l’intégrité des contrats publics ».

« Plus précisément, des dispositions doivent être introduites de manière à prévoir des mécanismes de réciprocité assurant la prise en compte, par l’AMP, des actions menées par le BIG et vice versa, et ce, au bénéfice de l’intérêt public. Une formalisation du partage d’information entre les deux organismes, de manière coordonnée, assurerait une meilleure gestion des ressources publiques dans la poursuite d’une fin commune qui est celle du respect de l’intégrité dans les contrats publics ».

Selon elle, « l’absence de dispositions en lien avec le chevauchement de juridictions apparaît susceptible de compromettre l’atteinte des meilleurs résultats. Ainsi, dans certaines circonstances, les actions de l’un pourraient être susceptibles d’entraver ou de nuire aux interventions de l’autre, ce qui va à l’encontre de la saine gestion publique ».

« On s’occupe du reste de la province »

Lors de consultations en commission parlementaire le 15 mars, le patron de l’AMP, Yves Trudel, a soutenu devant les élus que le BIG n’avait rien à craindre et a offert une autre interprétation du projet de loi. Le député péquiste Sylvain Gaudreault lui demandait alors si l’élargissement des pouvoirs de l’AMP prévu au projet de loi 12 « risque de nous amener dans de la confusion ou un chevauchement dans les fonctions » avec le BIG.

« Ah ! Pas du tout, a répondu M. Trudel. Le BIG a juridiction sur l’île de Montréal avec les contrats municipaux de la Ville de Montréal. Donc, on laisse au BIG la Ville de Montréal, puisqu’elle a juridiction, puis on s’occupe du reste de la province ». Pour lui, le projet de loi n’amène, « au niveau de la Ville de Montréal et de notre relation avec le Bureau de l’inspecteur général, aucune différence ».

Or, selon une source bien au fait du dossier à la Ville, Montréal a demandé au gouvernement des garanties quant au fait que les pouvoirs du BIG resteront intacts et que l’AMP ne jouera pas dans ses plates-bandes. Elle ne les a pas obtenues.

On craint dans ce contexte une « prise de contrôle » du BIG par l’AMP, a indiqué cette source.

Dans une courte déclaration écrite, le cabinet de Sonia LeBel dit « entend[re] les préoccupations » de la Ville. Il a eu des échanges avec le cabinet de la mairesse Valérie Plante, la semaine dernière, au sujet de ce différend entre le gouvernement Legault et la Ville qui s’ajoute à celui sur le REM de l’Est. « Nous veillons à ce que l’AMP et le BIG collaborent de manière efficace et n’avons pas l’intention de nous ingérer dans l’organisation de cette dernière », se limite-t-il à ajouter.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

En février dernier, le BIG a dit avoir découvert des manquements « graves et sérieux » dans l’attribution des contrats pour la construction du nouveau centre de transport Bellechasse de la Société de transport de Montréal.

Louanges du BIG

Preuve de sa grande inquiétude, Montréal consacre de longs passages de son mémoire à la défense du BIG qui, depuis 2014, « travaille sans relâche à entretenir et promouvoir l’imputabilité et l’intégrité à la Ville ».

« La surveillance de l’exécution des contrats a, au fil du temps, notamment permis au BIG de découvrir plusieurs manquements à l’intégrité. Plus d’une trentaine de rapports publics viennent ainsi dénoncer de tels faits observés et, surtout, proposer des pistes de solution concrètes et adaptées à la réalité montréalaise », plaide la Ville.

Elle ajoute que le BIG a reçu et traité plus de 1000 dénonciations depuis sa création.

[Les] interventions [du BIG] permettent généralement d’apporter les correctifs nécessaires avant la fermeture des appels d’offres, préservant ainsi l’échéancier de réalisation des projets et évitant la cristallisation de litiges juridiques longs et coûteux.

Extrait du mémoire de la Ville de Montréal

Depuis les débuts de l’AMP, son organigramme comprend des membres issus du BIG. Son directeur du renseignement et de la surveillance, Dave Charland, est un ancien du BIG recruté par le premier PDG de l’AMP, MDenis Gallant, qui avait lui-même dirigé le BIG après avoir été procureur de la commission Charbonneau.

Le BIG a fait les manchettes à quelques reprises avec ses enquêtes depuis sa création, alors que l’AMP est jusqu’ici plutôt discrète. Il a par exemple révélé la semaine dernière que l’entrepreneur qui détient le quasi-monopole du recyclage à Montréal, Ricova, a utilisé la tromperie pour vendre à l’étranger les matières récupérées dans la métropole, sans remettre sa juste part des revenus à la Ville. Il aurait pu forcer la résiliation immédiate des contrats de Ricova, mais il a laissé une marge de manœuvre à la Ville étant donné qu’une telle décision risquerait de provoquer des ruptures de service pour les citoyens. Le BIG a recommandé de mettre fin aux contrats « dès que possible ». C’est une prise en considération de la réalité de la métropole à laquelle l’hôtel de ville a été sensible, mais qui, donne-t-on à titre d’exemple, pourrait être compromise avec les dispositions du projet de loi.