Comme des ogres, les incendies menaçaient de tout engloutir sur leur passage. D’immenses réservoirs de propane et d’essence. L’aéroport. Les tours de télécommunications. La prison. Sans oublier l’usine qui alimentait les pompiers en eau.

« À 22 h 15, j’apprends qu’on doit évacuer toute la ville ! On était sous le choc ! Un feu avait avancé de 20 km et générait ses propres vents. Le matin, j’ai eu besoin de mes essuie-glaces parce qu’il neigeait de la cendre ! La Sûreté du Québec envoyait plus de 100 policiers ; 350 militaires s’en venaient… »1

Trois mois après avoir vécu ces péripéties dignes d’un film d’action – les 1er, 2 et 3 juin –, le directeur de la sécurité incendie de Sept-Îles, Joël Sauvé, remercie la nature. Car sa ville est aujourd’hui intacte, contrairement à l’île de Maui – où 115 personnes et 2200 bâtiments ont été incinérés en quelques heures.

« Même si on a échappé au pire, c’est un wake-up call pour l’ensemble du Québec – Saint-Jérôme, Mont-Laurier, peu importe ! prévient M. Sauvé. Plus personne n’est à l’abri. On doit mieux se protéger. »

Si les vents n’avaient pas changé de direction à Sept-Îles, si la pluie n’avait pas enfin inondé le paysage assoiffé, 30 000 individus auraient dû fuir plutôt que 4000. Et des secteurs auraient pu être réduits en cendres.

Un incendie de forêt, à partir d’une certaine intensité, c’est comme un tremblement de terre, on n’arrête pas ça, même avec 50 avions-citernes et une armée de pompiers !

Stéphane Caron, coordonnateur en prévention à la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU)

« Une intensité surprenante »

L’histoire récente justifie l’inquiétude de M. Sauvé – que partagent d’ailleurs tous les experts interviewés par La Presse – puisque plusieurs méga-incendies ont dévasté des endroits improbables.

En Nouvelle-Écosse, fin mai, 16 500 personnes ont fui la banlieue d’Halifax en catastrophe et 200 bâtiments ont flambé, parce qu’un printemps anormalement chaud et sec avait transformé la végétation en dangereux carburant.

Au Tennessee, 2000 édifices ont été rasés et 200 victimes, blessées ou tuées, à l’automne 2016, quand le feu s’est échappé du parc national des Great Smoky Mountains – d’ordinaire brumeux et pluvieux. Les flammes se sont jetées sur les villes voisines dix fois plus vite qu’escompté. Certains survivants ont dû rouler entre deux rivières de feu, sous une pluie d’étincelles propulsées par des vents de 140 km/h.

PHOTO MIKE BELLEME, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Un incendie a détruit 2000 édifices et fait 200 victimes, blessées ou tuées, au Tennessee à l’automne 2016, quand le feu s’est échappé du parc national des Great Smoky Mountains.

« Des catastrophes pourraient clairement se produire à des endroits inattendus au Québec aussi », affirme Jonathan Boucher, qui a survolé des brasiers et travaille à prédire les pertes pour le Service canadien des forêts, rattaché au ministère des Ressources naturelles.

« Avec l’été qu’on vient de vivre, plusieurs communautés se demandent déjà quels risques elles courent », ajoute le chercheur, que la communauté urbaine de Québec a contacté à ce sujet.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Les incendies dégagent des particules fines, qui pénètrent dans les poumons et le sang. Soigner les Canadiens incommodés coûte des milliards de dollars, d’après l’Institut climatique du Canada. Sur la photo, la fumée des incendies de forêt a atteint Montréal à la fin de juin.

Sur la Côte-Nord, Fermont a commencé à réaménager son territoire sur recommandation de la SOPFEU. « Le défi du Québec, dans les prochaines années, c’est de faire ça à grande échelle. Il faut que toutes les communautés [près des forêts] analysent leur vulnérabilité et prennent des mesures pour la réduire », affirme Stéphane Caron, coordonnateur en prévention à la SOPFEU.

D’après une étude du Service canadien des forêts, la population exposée aux incendies de forêt augmentera « considérablement » d’ici 2040 et « les situations tragiques pourraient devenir plus fréquentes au Canada ». Bien que les incendies se fassent plus menaçants, la population grandissante empiète de plus en plus sur la forêt, à la recherche d’espace et de qualité de vie, explique en entrevue l’auteure principale de l’étude, Sandy Erni, spécialisée en risques.

Or, les « interfaces forêt-zone bâtie » sont les plus exposées au danger. Chacune à leur manière.

Avec ses conifères, la forêt boréale du Nord flambe beaucoup plus facilement et violemment que les forêts de feuillus et mixtes du Sud, protégées par leurs espèces humides.

Mais on ne peut pas dire qu’un grand feu n’arrivera jamais près de Québec ou Montréal. C’est une possibilité si le feu survient au mauvais moment, avant que les feuilles sortent.

Évelyne Thiffault, ingénieure forestière et professeure à l’Université Laval

« Si le feu prenait dans la réserve faunique des Laurentides, il serait rapidement aux portes de Charlesbourg [arrondissement de Québec]. Et les nouvelles maisons qui grugent des forêts au mont Saint-Hilaire [Montérégie] seraient aussi à portée d’un feu », affirme l’ingénieure forestière Évelyne Thiffault.

Ces régions n’ont pas brûlé depuis très longtemps, nuance-t-elle. « Mais quand la forêt est proche des zones occupées, il faudrait peut-être prévoir des plans d’urgence, d’alerte et d’évacuation. »

Le sud du Québec flambe peu, mais est très peuplé, renchérit Yan Boulanger, chercheur en écologie au Service canadien des forêts. « L’activité humaine y déclenche donc de nombreux petits incendies, qui pourraient dégénérer et provoquer des dégâts très, très importants. C’est essentiel qu’on cartographie la végétation pour savoir quels dommages provoquerait un seul allumage dans des conditions très sèches. »

Plus au nord – où les brasiers sont fréquents et gigantesques –, certaines zones restent désertes. Mais d’autres abritent des communautés autochtones ou se trouvent parsemées d’industries, de barrages, de lignes électriques, etc.

« Le feu n’a pas besoin d’être à nos portes pour que ça ait des conséquences sur nous, rappelle la professeure Évelyne Thiffault. Les pannes de cet été et le panache de fumée observé à des centaines de kilomètres l’ont démontré. »

Pris de court

Le Nord-du-Québec a beau être habitué aux flammes, le directeur sécurité incendie, Jean-Guy Perreault, n’oubliera jamais les 6 et 7 juin 2023, quand 7500 Autochtones et résidants de Chibougamau ont dû abandonner leurs demeures de toute urgence.

PHOTO FOURNIE PAR PLANET LABS PBC, ARCHIVES LA PRESSE

Des gens de Chibougamau ont senti un vent de panique en évacuant. « Ça faisait du saute-mouton sur la route, ça dépassait. C’était n’importe quoi. » a dit une femme interviewée par Radio-Canada. Une autre a rapporté que des gens en colère s’invectivaient. Sur cette image satellite, les feux au nord-est de Chibougamau en juin.

« L’évolution rapide du feu nous a pris de court ! Des stations-service ont manqué d’essence et il y avait du trafic sur la route. Des gens ont mis jusqu’à huit heures pour se rendre au Lac-Saint-Jean au lieu de trois. »

« Faire évacuer une municipalité complète, c’était une première. On a bien réussi, mais on a appris. »

À Sept-Îles, de petits secteurs, l’hôpital, la prison et la réserve innue Mani-utenam ont dû être vidés. Mais le feu n’a jamais franchi le cap qui aurait forcé Joël Sauvé à ordonner l’évacuation complète.

Tant que l’incertitude régnait, les employés municipaux ont quand même déployé des trésors d’imagination et d’organisation. Allant jusqu’à envisager la venue d’un bateau de croisière des Îles-de-la-Madeleine pour permettre des départs par le fleuve.

Nos plans de mesures d’urgence ne sont pas bâtis pour des évacuations de masse. Il faut ouvrir un nouveau chapitre. L’Histoire s’est écrite cet été.

Joël Sauvé, directeur de la sécurité incendie de Sept-Îles

À ses yeux, « prendre des décisions sur le développement domiciliaire à proximité des forêts s’impose ».

En attendant, les pompiers sont exténués. Quand un incendie s’est déclaré à l’extérieur de Val-d’Or, en Abitibi-Témiscamingue, Éric Hébert a alerté la SOPFEU. Mais avec 150 brasiers actifs, elle manquait de matériel et de bras. « Pour la première fois, en 28 ans de service, je me suis fait dire : arrange-toi ! On est débordés ; on ne peut rien faire… », rapporte le directeur sécurité incendie.

La situation était dramatique ces derniers mois, résume la chercheuse Sandy Erni. « Malgré tout, aucune résidence principale n’a été perdue. Tout le monde a réussi des choses vraiment extraordinaires ! Mais je me demande : est-ce que ça nous donne finalement un faux sentiment de sécurité ? »

1. Son récit a été synthétisé par souci de concision.

– Avec la collaboration de Vincent Larin, La Presse

En savoir plus
  • 4,1 millions
    Nombre de Canadiens vivant dans des zones urbaines qui jouxtent la forêt ou s’y entremêlent. Leur nombre augmente sans cesse
    Source : recensement de 2011