Québec n’a pas respecté son obligation de consulter les Innus de Pessamit avant d’autoriser des coupes forestières dans un projet d’aire protégée sur leur territoire, déplorent-ils, un cafouillage dans lequel le ministère des Forêts renvoie la balle à celui de l’Environnement.

Une seule consultation a eu lieu plutôt que les deux exigées par la loi, et elle s’est tenue avant que la communauté autochtone ne dispose de toutes les informations pertinentes, dit-elle.

Plus de 1100 hectares (11 kilomètres carrés) de vieux massifs forestiers fréquentés par le caribou que la communauté veut protéger font l’objet de permis de récolte accordés cette année ou ont été coupés depuis 2021, rapportait La Presse, le 18 avril1.

Le ministère des Forêts affirme avoir respecté son obligation de consultation en invitant en 2018 le Conseil des Innus de Pessamit à se prononcer sur les plans d’aménagement forestier prévoyant des coupes dans le secteur du réservoir Pipmuacan dans les cinq années à venir.

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Le réservoir Pimuacan, en hiver

Or, ce n’est qu’en 2020 que le Ministère a transmis aux Innus de Pessamit les données des colliers télémétriques satellitaires montrant la présence de caribous dans le secteur en 2018 et en 2019.

Le Conseil des Innus de Pessamit, qui n’avait pas formulé de commentaires en 2018, a réagi en déposant deux mois plus tard son projet d’aire protégée Pipmuakan – ici orthographié en innu-aimun, la langue innue.

Les responsables du ministère des Forêts auraient alors dû consulter à nouveau les Innus de Pessamit, estime le biologiste et ingénieur forestier Louis Bélanger, professeur retraité de l’Université Laval et responsable de la commission forêt chez Nature Québec.

« Ils savaient très bien que les circonstances avaient changé », dit-il, rappelant que la consultation des peuples autochtones est une obligation enchâssée notamment dans la Loi sur l’aménagement durable des forêts.

C’est de la mauvaise volonté.

Louis Bélanger, professeur retraité de l’Université Laval

Demandes répétées… et ignorées

Quand ils ont été avisés en 2021 par la coopérative forestière Forestra qu’elle s’apprêtait à réaliser des travaux dans leur projet d’aire protégée, les Innus de Pessamit ont demandé au ministère des Forêts d’y imposer un moratoire sur les activités industrielles.

« On n’a jamais eu de rétroaction », s’insurge le vice-chef Jérôme Bacon St-Onge, déplorant que les nombreuses relances soient aussi restées lettre morte.

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Le vice-chef Jérôme Bacon St-Onge

Le ministère des Forêts dit avoir « tenu compte » de l’absence de commentaires des Innus à la consultation de 2018 avant d’autoriser les coupes de 2021, 2022 et 2023, répond son directeur régional de la gestion des forêts du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Claude Bélanger (sans lien de parenté avec Louis Bélanger, cité précédemment).

« Ça leur prend quoi de plus que ce qu’on leur a déjà dit ? s’exclame l’ingénieure forestière Marie-Hélène Rousseau, du Conseil des Innus de Pessamit. C’est quand même incroyable ! »

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L’ingénieure forestière, Marie-Hélène Rousseau, du Conseil des Innus de Pessamit

La demande de moratoire des Innus de Pessamit semble prise dans un dédale bureaucratique : estimant que le sujet ne relevait pas de sa compétence, la direction régionale du ministère des Forêts a laissé le bureau central de Québec s’en occuper, justifie Claude Bélanger.

Au bureau central, un porte-parole qui a refusé de s’identifier a justifié l’absence de réponse en indiquant que les aires protégées relèvent du ministère de l’Environnement, qui n’a pourtant aucun pouvoir décisionnel sur les autorisations de coupes.

La ministre des Ressources naturelles et des Forêts, Maïté Blanchette Vézina, n’a pas offert davantage d’explications sur le silence de son ministère.

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La ministre des Ressources naturelles et des Forêts, Maïté Blanchette Vézina

« Nous souhaitons préserver le dialogue avec les Innus de Pessamit ; à cet égard, les échanges avec la communauté se poursuivent dans l’intérêt des différents usagers du territoire forestier », a donné pour toute réponse son attachée de presse, Flore Bouchon.

Autre obligation ignorée

Québec a aussi omis d’exiger de l’entreprise effectuant les coupes forestières qu’elle consulte les Innus de Pessamit, déplorent-ils.

Les « bénéficiaires de garantie d’approvisionnement » (BGA) sont tenus de considérer les « préoccupations spécifiques » des communautés autochtones et de déposer un rapport de consultations au ministère des Forêts pour obtenir leur permis de coupe, en vertu d’une entente signée entre le ministère des Forêts et le Conseil de l’industrie forestière du Québec (voir encadré).

« S’il est satisfait de la démarche et des résultats de consultation du BGA, le [Ministère] accorde l’autorisation d’effectuer des travaux », précise le document.

Or, cette obligation n’a été signifiée à Forestra par le ministère des Forêts qu’après la publication de l’article de La Presse du 18 avril rapportant les coupes forestières prévues et réalisées, indique-t-elle – Forestra affirme ne pas être signataire de cette entente puisqu’elle n’est pas propriétaire d’une scierie.

« Le Ministère nous a demandé de communiquer [avec les communautés autochtones] de façon systématique à partir de cette année, [mais] l’article était déjà sorti », a déclaré à La Presse Claude Dupuis, directeur général de Forestra.

« Quand on a des autorisations en bonne et due forme, on se dit que ça doit être correct, on a été très surpris de savoir qu’il y avait une problématique de cette ampleur », dit-il.

Critiques

L’ingénieure forestière Marie-Hélène Rousseau estime qu’« il est évident que le devoir de consultation n’a pas été respecté », un avis partagé par le biologiste et ingénieur forestier Louis Bélanger.

« [Le ministère des Forêts] n’a pas respecté l’esprit de la Loi [sur l’aménagement durable des forêts], dit-il. Et il semble l’avoir fait en toute connaissance de cause. »

« La planification de coupes forestières en plein cœur du projet d’aire protégée Pipmuakan vient démontrer une nouvelle fois les failles du régime forestier en termes de consultation », estime également Alice de Swarte, directrice principale de la section québécoise de la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec).

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La directrice principale de la Société pour la nature et les parcs (SNAP), section Québec, Alice de Swarte

L’organisation demande la protection immédiate de tout territoire visé par un projet d’aire protégée autochtone, ce qui « serait une solution pour permettre un gel des coupes et éviter ce genre de situation », indique Mme de Swarte, une idée toutefois rejetée par le ministre Benoit Charette.

« C’est l’intégralité du territoire qui pourrait être réservé demain matin par des groupes d’intérêts, a-t-il déclaré à La Presse. On ne peut pas procéder de cette [façon]-là. »

1 Lisez l’article : « Saguenay–Lac-Saint-Jean : des coupes forestières dans un projet d’aire protégée »

Obligation constitutionnelle de consultation

Les gouvernements et sociétés d’État ont l’obligation légale de consulter les Premières Nations de manière distincte lorsqu’ils envisagent des mesures pouvant avoir des impacts sur leurs droits ancestraux, comme des coupes forestières. Au Québec, cela se traduit par une consultation sur les plans d’aménagement forestier, qui consistent en une banque de « secteurs d’intervention potentiels » où des coupes pourraient être autorisées dans les cinq années suivantes, ainsi que par une seconde consultation sur la programmation annuelle de récolte, qui présente les « secteurs d’intervention » où des coupes auront lieu dans l’année en cours. Le gouvernement mène la première, tandis que la seconde incombe aux entreprises à qui Québec accorde des permis de coupe, tel que prévu dans l’« Entente de partage des rôles et responsabilités de planification et de certification forestière » signée entre le ministère des Forêts et le Conseil de l’industrie forestière du Québec.

En savoir plus
  • 28 841 km⁠⁠2
    Superficie de l’aire de répartition de la harde de caribous du Pipmuacan
    SOURCE : MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT, DE LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES, DE LA FAUNE ET DES PARCS
    2761 km⁠⁠2
    Superficie du projet d’aire protégée Pipmuakan des Innus de Pessamit
    SOURCE : CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT