Des coupes forestières ont été effectuées et d’autres sont planifiées dans de vieilles forêts du Saguenay–Lac-Saint-Jean faisant partie d’un projet d’aire protégée autochtone et fréquentées par des caribous forestiers, une décision du gouvernement Legault qualifiée de « provocation » et d’« affront » par des observateurs, qui craignent qu’elle mette le feu aux poudres.

Le ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF) a récemment autorisé des coupes dans des massifs forestiers situés au sud du réservoir Pipmuacan, dans la « programmation annuelle des activités de récolte 2023-2024 » – la PRAN, dans le jargon forestier –, en dépit de l’engagement pris devant la communauté internationale par le premier ministre François Legault, en décembre, de créer de nouvelles aires protégées, notamment d’initiative autochtone, et à l’approche de la publication de la stratégie de rétablissement du caribou du gouvernement québécois.

CARTE FOURNIE PAR LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT

Les données du ministère des Ressources naturelles et des Forêts montrent que les coupes autorisées pour 2023-2024 (en orangé), ainsi que celles autorisées en 2022-2023 (en rose), de même que les nouveaux chemins forestiers qui seront ouverts (en rouge) se trouvent en grande partie à l’intérieur des limites du projet d’aire protégée Pipmuakan (en vert).

D’autres l’ont été en 2021-2022 et en 2022-2023, dans le même secteur, a également découvert la communauté innue de Pessamit, qui s’insurge de voir le Ministère ignorer sa demande de ne pas procéder à des coupes forestières sur le territoire visé par son projet d’aire protégée Pipmuakan – ici orthographié en innu-aimun, la langue innue.

« Le caribou vit dans ces derniers massifs, qui sont les forêts les plus vieilles de notre territoire », s’est alarmé le vice-chef du Conseil des Innus de Pessamit Jérôme Bacon St-Onge, dans un entretien avec La Presse.

Le Conseil des Innus calcule que 357 hectares (3,57 km⁠2) de forêts matures qui tomberont sous les tronçonneuses se situent à l’intérieur du projet d’aire protégée Pipmuakan, dans un secteur où la présence récente de caribous est confirmée par le suivi télémétrique effectué par le gouvernement québécois.

La superficie pourrait atteindre près de 500 hectares avec d’autres autorisations de coupes à venir dans les prochaines semaines, a indiqué par courriel un ou une porte-parole du ministère des Forêts qui a refusé de s’identifier.

À cela s’ajoutent les quelque 630 hectares où des coupes ont été autorisées et effectuées depuis deux ans dans le territoire du projet d’aire protégée Pipmuakan, a précisé ce représentant ou cette représentante anonyme, portant le total à plus de 1100 hectares (11 km⁠2).

  • Images satellites montrant les coupes forestières récentes, en rose. En 2020, il n’y en avait aucune à l’intérieur des limites du projet d’aire protégée Pipmuakan.

    CARTE FOURNIE PAR LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT

    Images satellites montrant les coupes forestières récentes, en rose. En 2020, il n’y en avait aucune à l’intérieur des limites du projet d’aire protégée Pipmuakan.

  • Images satellites montrant les coupes forestières récentes, en rose. En 2021, il commençait à y en avoir à l’intérieur des limites du projet d’aire protégée Pipmuakan.

    CARTE FOURNIE PAR LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT

    Images satellites montrant les coupes forestières récentes, en rose. En 2021, il commençait à y en avoir à l’intérieur des limites du projet d’aire protégée Pipmuakan.

  • Images satellites montrant les coupes forestières récentes, en rose. En 2022, il y en avait encore plus à l’intérieur des limites du projet d’aire protégée Pipmuakan.

    CARTE FOURNIE PAR LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT

    Images satellites montrant les coupes forestières récentes, en rose. En 2022, il y en avait encore plus à l’intérieur des limites du projet d’aire protégée Pipmuakan.

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« Ce n’est pas une erreur pour la récolte prévue dans le projet Pipmuacan », a confirmé un fonctionnaire du ministère des Forêts au Conseil des Innus de Pessamit, dans un courriel que La Presse a pu consulter.

« Tant qu’un territoire donné n’est pas inscrit au registre des aires protégées […] il demeure disponible pour la planification forestière », a justifié Flore Bouchon, attachée de presse de la ministre des Ressources naturelles et des Forêts, Maïté Blanchette Vézina, qui a décliné la demande d’entrevue de La Presse.

Le projet d’aire protégée Pipmuakan a été déposé en novembre 2020, mais il est toujours au stade de l’« analyse », a indiqué Mélina Jalbert, attachée de presse du ministre de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, Benoit Charette.

« Provocation »

Le ministère des Forêts fait de la « provocation » en attribuant délibérément des droits de coupe dans des secteurs de grande valeur écologique susceptibles d’être protégés par le ministère de l’Environnement, accuse le biologiste et ingénieur forestier Louis Bélanger, professeur retraité de l’Université Laval et responsable de la commission forêt chez Nature Québec.

« C’est un affront », ajoute le biologiste Pier-Olivier Boudreault, directeur de la conservation à la section québécoise de la Société pour la nature et les parcs (SNAP), une organisation qui a aidé les Innus de Pessamit à élaborer leur projet d’aire protégée.

« [La communauté] s’est clairement opposée aux coupes dans ce secteur-là », rappelle-t-il, appelant à une intervention de la ministre, voire du premier ministre.

« Ils veulent quoi ? se questionne Louis Bélanger. Ils veulent pousser les Innus à fermer les chemins ? Il leur reste quoi après avoir travaillé de bonne foi ? »

« On va tenir une séance pour voir ce qu’il est possible de faire, indique le vice-chef Jérôme Bacon St-Onge. La cour, un blocus, tout est envisageable. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Jérôme Bacon St-Onge, vice-chef du Conseil des Innus de Pessamit

On veut bien croire qu’on est un peuple docile, mais un moment donné, il va falloir que le gouvernement tienne compte des enjeux autochtones.

Jérôme Bacon St-Onge, vice-chef du Conseil des Innus de Pessamit

La situation est d’autant plus « inacceptable » que le gouvernement Legault s’est engagé à la 15e Conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP15), en décembre dernier à Montréal, à protéger 30 % du territoire québécois d’ici 2030, notamment par l’entremise d’aires protégées d’initiative autochtone, rappellent MM. Bélanger et Boudreault.

« Le premier ministre a annoncé ça à la planète », souligne M. Bélanger.

« C’est un bel exemple de l’appareil gouvernemental qui travaille contre lui-même », se désole M. Boudreault, d’autant plus que l’autorisation des coupes intervient alors que Québec doit dévoiler en juin sa stratégie de rétablissement du caribou, dit-il.

La concrétisation immédiate du projet d’aire protégée Pipmuakan avait en outre été recommandée par la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards1, mise sur pied par l’ancien ministre des Forêts Pierre Dufour.

Les fonctionnaires de ce ministère « n’écoutent même pas la commission que leur gouvernement a faite », lance Louis Bélanger.

Deux régions, deux approches

Le réservoir Pipmuacan chevauche les régions administratives de la Côte-Nord et du Saguenay–Lac-Saint-Jean, mais c’est seulement du côté du Saguenay–Lac-Saint-Jean que des coupes ont été effectuées et sont prévues.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Le caribou fréquente les massifs forestiers de la forêt boréale comme celui-ci.

Louis Bélanger y voit la preuve de l’influence exercée par les élus municipaux de cette région réunis au sein de l’Alliance forêt boréale, qui pèsent de tout leur poids pour éviter la perte de « possibilités forestières », comme le rapportait l’enquête de La Presse publiée le 11 avril2. « Il y a un lien à faire », dit-il.

L’intérêt de l’industrie forestière a préséance sur l’intérêt public au bureau [du ministère des Ressources naturelles et des Forêts] du Saguenay–Lac-Saint-Jean.

Louis Bélanger, responsable de la commission forêt chez Nature Québec

La décision d’autoriser ces coupes a d’ailleurs été prise au niveau régional, a indiqué l’attachée de presse de la ministre Blanchette Vézina.

Le ou la porte-parole anonyme du Ministère a pour sa part affirmé qu’il n’y avait pas eu d’influence des élus régionaux sur la décision.

Ottawa « au courant »

Ces coupes dans de vieux massifs forestiers fréquentés par le caribou dérangent le gouvernement fédéral, qui fait pression sur Québec pour mieux protéger le grand cervidé.

« Cette situation doit être réglée », a déclaré Kaitlin Power, attachée de presse du ministre de l’Environnement et du Changement climatique, Steven Guilbeault.

Le ministre Guilbeault fait confiance au gouvernement du Québec « pour résoudre le problème », précise Mme Power, qui prévient toutefois qu’il reste prêt « à prendre les mesures qui s’imposent » si nécessaire.

Ottawa laisse planer la menace d’intervenir par décret si les actions de Québec pour protéger les caribous sont insuffisantes à ses yeux.

Le ministre québécois de l’Environnement, Benoit Charette, s’est fait avare de commentaires, rappelant simplement que « la planification des coupes forestières relève du [ministère des Forêts] », a-t-il indiqué dans une déclaration transmise par son attachée de presse, Mélina Jalbert.

La Presse a tenté de joindre la coopérative forestière Forestra, qui a obtenu les droits de coupe en question, en vain.

D’autres coupes à l’étude

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

La rivière Péribonka

Des coupes forestières pourraient être autorisées dans d’autres secteurs fréquentés par le caribou au Saguenay–Lac-Saint-Jean, s’inquiète la communauté innue de Mashteuiatsh. Des « secteurs d’intervention potentiels » ont été ciblés notamment le long de la rivière Péribonka dans la planification des coupes forestières 2023-2028 du ministère des Ressources naturelles et des Forêts, qui a fait l’objet de consultations dans les derniers mois. Certains de ces secteurs sont fréquentés par les caribous, montre le suivi télémétrique du gouvernement. Certains font même l’objet de « mesures intérimaires » qui devraient les mettre à l’abri de toute exploitation forestière en attendant l’élaboration de la stratégie de rétablissement du caribou, déplorent les Innus.

1. Lisez notre article sur le rapport de la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards 2. Lisez « Des maires au service de l’entreprise privée ? »
En savoir plus
  • 7 269 000 m⁠3
    Possibilités forestières annuelles pour le Saguenay–Lac-Saint-Jean pour la période 2023-2028 (le volume de bois mis à la disposition de l’industrie par l’État)
    SOURCE : FORESTIER EN CHEF DU QUÉBEC
    8,6 %
    Superficie de territoire protégé au Saguenay–Lac-Saint-Jean (la moyenne québécoise est de 16,75 %)
    SOURCE : MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT, DE LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES, DE LA FAUNE ET DES PARCS