Diane était une mère aimante et dévouée. Longtemps, elle s’était consacrée à s’occuper de son mari et de leurs deux filles, dans une belle grande maison entourée de champs de maïs, en Iowa. Mais, vers la fin de sa vie, la mère aimante a changé.

Devenue veuve, Diane s’est acoquinée avec son voisin, Denzil, celui-là même qu’elle accusait autrefois de ne pas sentir la rose tous les jours. Elle, toujours tirée à quatre épingles, s’est mise à porter des jeans et de vieilles casquettes. Elle, héritière d’une petite fortune, a signé une procuration à Denzil, trois fois divorcé et sans le sou, pour qu’il gère ses finances.

Dernier détail, et non le moindre : Diane souffrait de démence.

Cette histoire, racontée en mai 2023 par Katie Engelhart dans le New York Times Magazine1, vient de remporter un prix Pulitzer. C’est un récit bouleversant, mais pas pour les raisons qu’on imagine. On l’entame en croyant avoir affaire à un cas d’exploitation d’une aînée vulnérable. Et puis, en cours de lecture, tout bascule.

On finit par comprendre que Denzil aimait Diane. Et qu’elle l’aimait en retour.

Ils s’aimaient vraiment, tous les deux. Malgré la démence.

La Diane d’avant, celle qui avait toute sa tête, avait demandé à ses filles de prendre soin d’elle. Désormais, elle les suppliait de la laisser vivre sa vie, ou ce qu’il en restait, comme elle l’entendait. « Je veux pouvoir être ma propre personne avant de mourir », leur répétait-elle.

Ce reportage pose une question délicate, une question que risquent de se poser bien des gens, dans les années à venir, au Québec : quand le déclin cognitif change nos proches, devrions-nous respecter leurs nouvelles volontés ?

Il est question, dans ce long papier, d’un cas qui divise les philosophes et les spécialistes de la démence depuis 30 ans : celui de Margo, une Américaine qui a souffert de la maladie d’Alzheimer précoce.

À 55 ans, Margo ne reconnaissait personne. Elle passait ses journées à peindre, à écouter de la musique… et à filer le parfait bonheur. « Malgré sa maladie, ou peut-être à cause d’elle, Margo est indéniablement l’une des personnes les plus heureuses que j’ai connues », a écrit le médecin Andrew Firlik en 1991 dans le Journal of the American Medical Association.

Deux ans plus tard, le philosophe Ronald Dworkin s’est demandé ce qu’il serait advenu si, avant de sombrer dans la démence, Margo avait signé un document exigeant qu’on mette fin à ses jours le plus tôt possible. Aurait-il fallu tuer la Margo d’aujourd’hui, démente mais parfaitement heureuse, parce que la Margo du passé n’aurait pas voulu vivre dans ces conditions ?

Ronald Dworkin estimait que oui, il fallait respecter les volontés de la Margo du passé, celle qui était apte à prendre des décisions sur sa propre vie, et surtout ne pas céder aux caprices amnésiques de la Margo d’aujourd’hui.

La plupart des experts qui ont eu à trancher ce dilemme moral par la suite ne partagent pas son opinion. La vie de la Margo d’aujourd’hui, plaident-ils, a toujours un sens. Ce qui n’en a pas, c’est de faire passer les désirs d’une personne qui n’existe plus avant ceux de la personne qui est là devant nous.

Tout le monde, disent-ils, peut changer d’idée.

Mercredi, à la Chambre des communes, le Bloc québécois a déposé un projet de loi pour permettre les demandes anticipées d’aide médicale à mourir (AMM) des personnes atteintes d’un trouble neurodégénératif cognitif, comme l’alzheimer ou la maladie de Parkinson.

À ce sujet, le Bloc a pratiquement la population québécoise tout entière derrière lui. L’élargissement de l’AMM aux personnes qui souffrent de démence fait l’objet d’un large consensus : 88 % des Québécois y sont favorables. Six ordres professionnels du Québec réclament en chœur une modification au Code criminel canadien afin d’autoriser les demandes anticipées dans la province.

C’est qu’en vertu du Code actuel, les personnes qui demandent l’AMM doivent fournir leur consentement juste avant l’injection finale. Les personnes démentes, qui ne peuvent évidemment plus consentir à cette étape, sont donc « condamnées à des années de souffrance, d’errance et de démence, prisonnières de leur corps », ont dénoncé les présidents du Collège des médecins, du Barreau du Québec et de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec dans une lettre ouverte adressée à Justin Trudeau2.

Pour la très grande majorité des malades, je ne doute pas que ce soit effectivement le cas. Cela dit, je me demande… qu’advient-il des personnes démentes qui ne souffrent pas, ou du moins pas tout de suite ? Qu’advient-il de celles qui changent à mesure que la maladie progresse ?

Qu’advient-il des Margo heureuses ?

Je ne m’oppose pas aux demandes anticipées d’AMM. Au contraire, j’ai même écrit un plaidoyer3 en leur faveur. En 2021, Sandra Demontigny m’avait raconté le supplice de son père, emporté par l’alzheimer précoce à 53 ans. À la fin, il avait fallu attacher le pauvre homme à son lit. Sandra Demontigny, qui souffre de la même maladie que son père, s’est juré de ne pas finir comme lui.

Je le lui souhaite, de tout cœur.

Je souhaite que tous les Québécois puissent choisir par eux-mêmes de ne pas végéter en couche au fond d’un CHLSD avant de mourir. Plus tôt ils auront ce choix, mieux ce sera.

Je crois cependant qu’il faut s’y préparer. Il faut pouvoir discuter des questions que ne manqueront pas de soulever de telles demandes, afin d’éviter de possibles dérapages.

Rédactrice en chef de Tout le monde en parle, Manuelle Légaré prépare une pièce documentaire sur l’AMM. La semaine dernière, elle a confié à Patrick Lagacé4 le trouble qu’elle avait eu à connaître d’avance le jour, l’heure et le lieu précis du décès de son père, l’humoriste Pierre Légaré. « Mais au final, on n’était pas dans ses bottines, lui a-t-elle dit. C’était sa décision. »

C’était sa décision parce que Pierre Légaré avait conservé toute sa tête – qu’il avait dure, en plus. Mais dans le cas des demandes anticipées d’AMM, ce sera la décision… des proches.

Ce seront les enfants qui, bien souvent, devront choisir le jour, l’heure et le lieu précis de la mort de leur mère ou de leur père. Et qui devront assumer ce choix toute leur vie.

Ça risque d’être parfois déchirant. Les experts nous disent que les maladies neurodégénératives mènent à la mort dans des conditions d’indignité totale. D’accord, mais quand ? Je veux dire, quand est-ce que la vie devient trop indigne pour être vécue ? Quand la personne ne reconnaît plus ses proches ? Quand elle cesse de parler ? Quand elle se recroqueville dans son monde ?

Et si elle semble heureuse, malgré tout ? Et si, au contraire, elle devient agressive ?

Et si le logement supervisé finit par coûter 10 000 $ par mois ? Y aura-t-il des pressions familiales pour pousser grand-papa dans la tombe un peu plus tôt que prévu ?

Il faut qu’on parle de ces choses-là. Ouvertement. Posément. Ça s’en vient.

1. Lisez l’article du New York Times Magazine (en anglais) 2. Lisez la lettre « Aide médicale à mourir : il faut autoriser les demandes anticipées au Québec » 3. Lisez la chronique « L’urgence de mourir » 4. Lisez la chronique « Fichez la paix aux mourants (et aimez-les) »