Votre mère, qui souffre d’alzheimer, a toujours manifesté le désir de mourir le jour où elle ne reconnaîtrait plus ses enfants. Et quand ce jour arrive… elle est démente, certes, mais file le parfait bonheur. Que faites-vous ?

C’est la question théorique que je posais vendredi, en chronique.

Théorique, parce que même si Québec a donné le feu vert, en juin 2023, à l’aide médicale à mourir (AMM) pour les personnes atteintes d’un trouble neurodégénératif cognitif, la loi ne sera pas en vigueur avant au moins une autre année. En outre, le Code criminel canadien interdit les demandes anticipées, et le gouvernement fédéral ne semble pas pressé de le modifier.

Lisez notre chronique « Il faut parler de démence et de mort »

Théorique, aussi, parce que le législateur québécois a prévu le coup. Le temps venu, il n’y aura donc pas de dilemme moral à trancher pour le médecin responsable du dossier. Une personne démente, mais heureuse, ne sera tout simplement pas admissible à l’AMM.

La loi prévoit en effet que l’AMM doit être administrée lorsque la situation médicale de la personne inapte « donne lieu à un professionnel compétent de croire, sur la base des informations dont il dispose et selon le jugement clinique qu’il exerce, qu’elle éprouve des souffrances physiques ou psychiques persistantes, insupportables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions jugées tolérables ».

Au cabinet de la ministre responsable des Aînés, Sonia Bélanger, on me confirme que l’AMM ne pourra pas être administrée tant que la personne démente ne manifestera aucune souffrance. « Ça n’a pas été bien expliqué ni bien compris, donc les gens vont être très frustrés [si ça se fait malgré le Code criminel], car très peu de personnes pourront en bénéficier », craint le DDavid Lussier.

Le gériatre, qui fait partie des nombreux experts consultés lors de l’élaboration du projet de loi, salue l’approche prudente du législateur : « Pourquoi enlèverait-on à une personne qui a des troubles cognitifs le droit de changer ? »

D’autres y voient un réel problème. « Respectons le choix de la personne qui était là auparavant, lorsqu’elle avait toute sa tête », plaide le DGeorges L’Espérance, président de l’Association québécoise pour le droit de mourir dans la dignité.

Il faut parler de démence et de mort, écrivais-je vendredi. La conversation est donc lancée. J’ai passé une partie de la journée à lire des témoignages – tantôt réconfortants, tantôt crève-cœur. Avec la permission des auteurs, voici quelques morceaux choisis :

« J’avais 36 ans lorsque les premiers symptômes du parkinson se sont manifestés chez moi. Dans ma tête, ç’a toujours été clair, un jour lointain j’allais me prévaloir de mon droit de mourir dans la dignité. Parce que je veux vivre et mourir en tant que Stéphanie, la seule et l’unique personne que je suis. Je ne veux pas vivre dans l’ombre de moi-même stationnée dans un CHSLD. On s’en sacre si l’ombre de moi-même a l’air heureuse, car ce ne sera pas LA Stéphanie que j’aurai toujours été. Je veux qu’on se souvienne de Stéphanie qui aimait la vie même malade, qui buvait trop de vin et qui utilisait beaucoup trop de mots d’église ! Vous savez, je n’ai pas choisi d’être malade, je n’ai pas de contrôle là-dessus. Mais sachez que c’est très rassurant de savoir qu’on peut avoir le contrôle sur sa mort. »

Stéphanie Longpré, 49 ans

« Je suis responsable de ma tante de 98 ans qui vit dans un CHSLD. Quand elle avait “toute sa tête”, ma tante était hautaine, critiqueuse, un peu raciste. Elle vivait dans un quartier huppé de Ville Mont-Royal et ne voyageait qu’en première classe. Depuis sept ans, elle partage une chambre avec une autre dame inconnue et mange la nourriture de l’hôpital. Quand je la visite, elle est souriante, elle est contente de me voir, me dit qu’elle aime la nourriture et qu’elle est très bien dans sa chambre. Bien sûr, je m’assure qu’elle ne manque jamais de porto, de chocolat, ni de ginger ale. Mais ce n’est pas ça qui l’a transformée… »

Louis Faille

« Je suis gériatre depuis 35 ans. Les personnes atteintes de démences ont été mon quotidien. Je me suis toujours demandé comment on arriverait à exercer la volonté anticipée [des patients qui demanderont l’AMM]. Des déments malheureux, j’en ai côtoyé, mais j’ai surtout côtoyé des déments heureux, des déments anosognosiques (qui ne savent pas qu’ils sont déments et ne s’en portent pas plus mal), des déments qui font leur vie de déments. Ma propre mère est hébergée en CHSLD en état de lourde dépendance et quelquefois je la regarde et j’ai l’impression de ne jamais l’avoir vue aussi sereine. »

La Dre Manon Chevalier

« Ma sœur âgée de 82 ans (qui souffre de la démence à corps de Lewy) a vécu beaucoup d’agressivité avec les préposés [du CHSLD] et nous. Elle est misérable. Elle pèse à peine 80 livres. Elle ne marche plus. Elle nous reconnaît, mais elle vit dans son monde. Je considère qu’elle a une fin de vie épouvantable. Elle était une femme fière. Aujourd’hui, elle est l’ombre d’elle-même. Elle n’est pas heureuse. Bref, à quoi tout cela rime-t-il ? Soyez certains que mon testament sera changé dès que cela sera possible. »

France Masson

« Ma mère est atteinte d’alzheimer. Elle est hébergée dans un CHSLD où elle reçoit d’excellents soins dans une aile abritant 12 personnes atteintes de démence. Ces personnes peuvent se promener à leur guise et vivre une vie se rapprochant de la normale pour leur condition. Ma mère n’aurait pas voulu se voir ainsi, elle qui était si fière ! Si elle avait pu, elle aurait signé un consentement à l’AMM lorsqu’elle avait toute sa tête. Je le sais, nous en avions parlé. Aujourd’hui, ma mère n’est pas malheureuse. Elle vit dans son monde. Elle a des plaisirs quotidiens. Elle trouve qu’elle a une belle chambre au CHSLD. Je la regarde et je me demande comment on pourrait lui administrer l’AMM aujourd’hui. Je suis une fervente partisane de l’AMM et je l’ai toujours été. Mais en regardant ma mère qui ne souffre pas et qui a une vie, je me demande… Ceux qui souffrent, c’est ceux qui restent et qui se souviennent de “l’avant”. »

Christine Grant

« Ma mère était probablement atteinte d’un trouble de la personnalité limite. Belle et passionnée, c’était impensable de passer trois heures en sa compagnie sans qu’un conflit éclate ou qu’une vague d’émotions la submerge. Intelligente et révoltée, impulsive et souvent blessante ; j’ai grandi fille unique auprès d’elle. L’alzheimer a fait de ses cinq dernières années de vie une grâce et une forme de guérison pour moi. Elle était devenue d’humeur égale, d’une douceur et d’une candeur adorable. J’avais envie de prendre soin d’elle (au lieu de la fuir comme avant). Pour ma part, ces années de démence ont été précieuses. Pour MOI. »

Catherine Ménard