L’expression « juge et partie » est habituellement une métaphore. Mais avec le juge Dennis Galiatsatos, elle est à prendre au premier degré. Le magistrat a pris l’initiative de s’attaquer à la réforme caquiste de la Charte de la langue française.

Selon cette nouvelle loi, tout jugement rendu en anglais doit être traduit en français « immédiatement et sans délai ».

Le juge de la Cour du Québec rappelle que le Code criminel protège le droit d’être jugé dans les deux langues officielles. Il soutient que Québec s’ingère dans le Code criminel. Et il prévoit que cela provoquera des délais injustes pour les anglophones qui subissent un procès dans leur langue.

Il a fait part de sa préoccupation aux avocats en prévision du procès d’une femme accusée de conduite dangereuse ayant causé la mort d’une cycliste.

L’avocat de l’accusée, une anglophone, lui a dit : non, ça va, il n’y a pas de problème.

La Couronne lui a dit la même chose.

Le juge a alors décidé de lancer lui-même le débat. Et puisque personne ne plaidait l’argument qui l’intéressait, il l’a fait. Sans surprise, il s’est montré d’accord avec lui-même.

Le juge a organisé un combat. Personne ne voulait y participer. Alors il a ensuite enfilé les gants contre l’ennemi qu’il s’est fabriqué, avant de se déclarer victorieux.

Pouvait-il prendre cette initiative ? Le 1er mai, il a demandé aux parties de lui soumettre leurs plaidoiries à cet égard. À peine une heure après cette rencontre, il avait déjà écrit sa décision de 17 pages.

Après avoir conclu qu’il avait raison de s’intéresser au dossier, il a rédigé une deuxième décision sur le fond de l’affaire.

En tant que juge de la Cour du Québec, M. Galiatsatos n’a pas la compétence pour invalider une loi. Il peut seulement la rendre inopérante dans la cause spécifique devant lui.

Des observateurs avaient déjà prédit que l’exigence de traduction serait contestée. On craignait entre autres des retards dans des causes qui devaient être traitées de façon urgente, comme une garde d’enfants ou une évaluation psychiatrique.

Ce qui étonne toutefois, c’est que la contestation soit l’initiative d’un juge de la Cour du Québec, envers et contre tous.

La défense ne voulait pas de ce combat. Même le procureur général du Canada a répété que tout allait bien. Selon ces juristes, l’exigence de la traduction est une question d’administration de la justice. Elle relève donc de Québec.

Le procureur du Canada lui a rappelé que les accusés francophones en Alberta, qui souhaitent obtenir un jugement dans leur langue, font face eux aussi à des délais directs ou indirects.

Mais le juge Galiatsatos a une autre interprétation du fédéralisme et de la jurisprudence. Il craint des délais pour les accusés anglophones et il a décidé de prendre leur défense.

L’exigence de traduction n’entrera en vigueur que le 1er juin. D’ici là, impossible de connaître précisément les délais. Et en l’attente, les lois sont présumées constitutionnelles.

Mais tout retard est inacceptable, selon le juge. Il craint en outre que des procès soient avortés en fonction de délais inconstitutionnels.

Dans son désormais célèbre arrêt Jordan, la Cour suprême a établi des délais maximaux pour un procès. La délibération n’est pas incluse dans ce calcul. En mars 2020, la Cour a précisé que la durée de la délibération devait tout de même être raisonnable. C’est l’accusé qui doit démontrer que ce délai a été « plus long qu’il était raisonnablement nécessaire ».

Sous serment, la Société québécoise d’information juridique a assuré que les délais pour la traduction se compteraient en jours, et au pire, en semaines pour les dossiers complexes. Le Directeur des poursuites criminelles et pénales a ajouté que le juge pouvait rendre son jugement à l’oral en français en même temps qu’il dévoile sa décision en anglais.

Le juge Galiatsatos n’en démord pas. En se basant sur ses propres hypothèses, il conclut que ce droit sera violé.

Il accorde toutefois peu d’importance à l’objectif de l’Assemblée nationale de protéger le droit de la communauté juridique de travailler dans la langue officielle du Québec.

En droit, chaque mot compte. Même si un juriste est bilingue, il peut être plus à l’aise de lire une décision dans sa langue.

Et il y a les victimes et leurs familles. Une victime francophone peut vouloir comprendre la décision dans sa langue, même si l’accusé a obtenu un procès en anglais.

Enfin, on doit souligner que ce débat s’invite dans une triste histoire. Le procès porte sur une cycliste happée mortellement. Et ni l’accusée ni la famille de la victime n’a manifesté l’envie que la cause soit utilisée ainsi.