Simon aurait pu s’autoproclamer non binaire. Il lui aurait suffi de cocher une case pour déclarer qu’il ne se sent ni homme ni femme, mais un mélange des deux, ou aucun des deux. Il ne sait pas s’il aurait eu le poste. Mais, au moins, il aurait eu une chance.

Simon n’a rien coché puisque la vérité, c’est qu’il n’est pas non binaire. Pas plus qu’il n’est femme, transgenre, bispirituel ou de genre fluide. Or, le poste de professeur d’informatique affiché par l’Université de Waterloo est offert exclusivement aux candidats s’identifiant à l’un ou l’autre de ces groupes.

L’université ontarienne offre bien un second poste de professeur d’informatique – ouvert, celui-ci, aux hommes platement binaires comme Simon. Seul problème, ce poste-là est réservé aux membres de « minorités racialisées ». Et Simon est un Québécois à la peau blanche.

Il a œuvré à l’étranger avant de rentrer au Canada, il y a quelques mois. À la recherche d’un emploi, il est tombé sur l’affichage de l’Université de Waterloo1.

Deux postes au sein d’une prestigieuse Chaire de recherche du Canada (CRC), l’un interdit aux hommes et l’autre, aux Blancs. « Ça m’a jeté à terre », confie Simon.

Vous l’aurez compris, il s’agit d’un nom d’emprunt : le Québécois a requis l’anonymat par crainte de passer pour un privilégié qui se plaint le ventre plein ou, pire, de retrouver son véritable nom sur la liste noire des universités de tout le pays.

« Je ne peux pas soumettre ma candidature parce que je n’ai pas la bonne couleur de peau ou parce que je ne suis pas game de mentir, constate-t-il. Si je m’auto-identifiais comme étant two-spirit [bispirituel], l’Université de Waterloo n’irait pas faire son enquête pour savoir si je le suis véritablement… »

C’est qu’une université peut facilement vérifier les prétentions professionnelles d’un candidat à un poste de professeur. Mais pour vérifier ce qui se passe dans sa tête, dans son cœur ou dans sa chambre à coucher, c’est autrement plus compliqué. En fait, les réponses à ces questions très personnelles reposent entièrement sur l’honneur. L’université s’attend à ce que le candidat fasse preuve de sincérité. Or, ces réponses ont le pouvoir de déterminer sa carrière.

Dans une lettre anonyme publiée par le mensuel britannique Times Higher Education2, Simon dénonce cette incitation à l’hypocrisie et au mensonge. Surtout, il dénonce les critères de sélection « injustes » de l’Université de Waterloo, se ralliant pour sa part à la vision de Martin Luther King, celle « d’une société où l’égalité, la justice et la fraternité sont aveugles aux catégories ».

Cette vision-là ne devrait pas être terriblement controversée. Pourtant, Simon se sent incapable de la défendre à visage découvert. Et ça, franchement, c’est un problème.

L’Université de Waterloo ne fait que se conformer aux exigences du Programme des CRC du gouvernement fédéral, m’a écrit un porte-parole de l’établissement. En 2022, l’Université Laval s’était retrouvée dans la même situation. Elle avait affiché un poste de CRC en biologie qui excluait d’emblée les hommes blancs sans handicap. L’affaire avait soulevé un tollé au Québec. À l’unanimité, l’Assemblée nationale avait dénoncé ce qu’on ne peut qualifier autrement que de discrimination à l’embauche.

Depuis, rien n’a changé. Ottawa continue de fixer les cibles en matière de diversité et d’inclusion. Les universités du pays doivent toujours atteindre ces cibles pour obtenir leur part de subventions fédérales. À défaut de les atteindre, elles seraient forcées de renoncer à une source de financement dont elles n’ont pas le luxe de se priver.

L’objectif d’Ottawa est légitime : en matière d’égalité et de représentativité des minorités défavorisées, il faut bien admettre qu’il reste du chemin à faire, dans les universités comme ailleurs.

L’intention est bonne, donc. C’est le moyen que des universités emploient pour atteindre coûte que coûte les cibles imposées qui dépasse parfois les bornes.

Ça n’a pas de sens d’interdire un poste universitaire à un homme blanc, sans tenir compte de ses expériences ni de ses compétences. On ne gagnera rien, il me semble, à vouloir faire payer le prix des injustices sociales à des individus qui n’y sont pour rien.

Des mesures de ce genre risquent même d’être contre-productives. Dans les universités américaines, on commence à s’en rendre compte – et à faire marche arrière.

Aux États-Unis, le tiers des universités demandent aux candidats qui postulent chez elles d’expliquer comment ils s’y prendraient pour faire avancer les principes d’égalité, de diversité et d’inclusion (EDI) dans leur enseignement. Cette déclaration, qui peut faire pencher la balance dans la sélection des futurs profs, est également de plus en plus répandue dans les universités canadiennes et québécoises.

Mais le vent commence à tourner. Début mai, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) a été la première université d’élite américaine à mettre un terme à cette pratique. « Nous pouvons construire un environnement inclusif de plusieurs manières, mais les déclarations forcées empiètent sur la liberté d’expression et ne fonctionnent pas », a déclaré la présidente du MIT, Sally Kornbluth.

Ça ne fonctionne pas, parce que l’exercice manque foncièrement de sincérité. Le postulant sait pertinemment que l’important, c’est de prétendre qu’il a la bonne posture idéologique, sous peine de voir sa candidature rejetée.

Professeur à la faculté de droit de Harvard, Randall Kennedy a récemment appelé à l’abandon de ces serments d’allégeance idéologiques3. En obligeant les universitaires à professer leur foi dans les programmes EDI, écrit-il, ces déclarations posent un important défi à la liberté universitaire. Dimanche, le Washington Post a espéré en éditorial4 que d’autres universités suivront l’exemple du MIT.

Simon a soumis sa candidature dans trois universités québécoises ; deux d’entre elles lui ont demandé d’expliquer ce qu’il ferait pour rendre son milieu de travail plus égalitaire, diversifié et inclusif. C’est aussi pour cela qu’il a requis l’anonymat : ce qu’il a écrit ne correspond pas à ce qu’il pense, pour vrai.

J’ai l’impression de piler sur des principes qui me font avancer en tant que chercheur. Faire une déclaration EDI, ça ne permet pas d’entamer un dialogue ouvert à la critique. Il faut qu’on se conforme, c’est ça qui est triste.

Simon, à regret, à propos de ses propres déclarations EDI

Pourtant, note-t-il, s’il y a un endroit où l’on devrait encourager la libre circulation des idées, c’est bien à l’université.

Jamais n’oserait-il écrire dans un dossier de candidature qu’il rêve d’un monde où l’on ne chercherait plus à faire entrer les gens dans des cases, parce qu’il sait qu’une telle honnêteté lui coûterait un emploi de haut niveau en informatique. Alors, il continuera à mentir dans ses entrevues d’embauche, comme bien d’autres futurs profs, sans doute. Et personne ne sera plus avancé.

1. Consultez l’affichage de l’Université de Waterloo (en anglais) 2. Lisez la lettre anonyme de Simon (en anglais) 3. Lisez la lettre ouverte de Randall Kennedy (en anglais) 4. Lisez l’éditorial du Washington Post (en anglais)