On doit à René Lévesque la popularité de l’expression « donner une chance au coureur ». En 1976, le chef péquiste implorait les sceptiques de ne pas juger son nouveau gouvernement avant qu’il n’ait commencé son travail.

L’image venait du baseball, où le coureur n’est pas retiré s’il touche au but en même temps que le joueur adverse le touche avec la balle⁠1.

Mais le baseball et la politique n’étant pas exactement la même discipline, la métaphore a ses limites.

La mise en garde d’universitaires au sujet du futur Musée national de l’histoire du Québec n’est pas incompatible avec notre tradition d’accorder le bénéfice du doute au coureur.

« En organisant la trame autour d’un peuple de langue et de culture françaises, l’institution risque également d’occulter les nations autochtones et plusieurs groupes – les communautés noire, juive, irlandaise, chinoise, italienne, ukrainienne, par exemple – qui ont contribué à façonner la société québécoise », prévenaient la trentaine d’historiens signataires.

Lisez « Musée national de l’histoire du Québec : Les risques d’un retour au “ récit national ” »

C’est une démarche préventive adressée au petit comité scientifique qui est dirigé par deux membres – Jenny Thibault, directrice générale et artistique de la Société des arts technologiques, et l’historien Éric Bédard.

Mieux vaut que ce débat se fasse en amont. Le véritable gâchis serait que le musée soit attaqué à son ouverture.

François Legault a intensifié ce débat malgré lui. En conférence de presse, il a dit souhaiter que les visiteurs ressortent du musée avec un sentiment de « fierté ». Selon son propre décompte, il l’a demandé 25 fois au directeur général du Musée de la civilisation.

La fierté est certes préférable à la honte. Tant mieux si on la ressent en visitant le musée. Mais ce message politique fort a inutilement effrayé des historiens sceptiques devant sa démarche.

À cela s’ajoute le contexte. En début de mandat, M. Legault avait lancé le concept des Espaces bleus. Il y voyait un « legs nationaliste ». Chaque région devait avoir un musée établi dans un édifice patrimonial qui serait en même temps restauré. Or, le budget était nettement insuffisant pour ces travaux, et des muséologues craignaient un phagocytage des établissements régionaux qui manquaient de moyens.

Après l’abandon des Espaces bleus, M. Legault a trouvé un nouvel outil de fierté : un musée de la nation québécoise.

L’idée n’est pas mauvaise, au contraire. Si quelqu’un pense que les Québécois souffrent d’une trop grande connaissance de leur histoire, qu’il lève la main pour qu’on vérifie d’urgence ses signes vitaux.

Il est aussi légitime de consacrer un musée à la nation québécoise elle-même. D’autres pays le font – par exemple, le Smithsonian à Washington peut être qualifié de musée patriotique. La définition de la nation québécoise fait l’objet d’un débat constant, mais elle existe bel et bien – même le fédéral la reconnaît. Et ce débat ne justifie pas de renoncer à en raconter l’histoire. On pourrait penser au contraire qu’il rend ce travail encore plus important.

Avec le recul, l’aventure d’un peuple francophone en Amérique du Nord suscite l’étonnement et l’admiration. Cela mérite d’être raconté. Tout le débat consiste à savoir comment.

Ce débat historiographique oppose les spécialistes, et je n’ai pas la prétention de le trancher. Je propose plutôt un exemple qui montre que l’histoire est toujours en réécriture et qu’il est possible de raconter à la fois le destin de cette nation et celui des peuples qui l’ont précédée, car leurs histoires sont indissociables.

En 2021, les anthropologues américain et anglais David Graeber et David Wengrow ont publié Au commencement était…⁠2.

Les premiers chapitres de l’ouvrage s’intéressent à l’Amérique du Nord. Ces deux intellectuels se situent à gauche. Ils critiquent néanmoins une vision romantique et réductrice véhiculée par une partie de la gauche, selon laquelle les Premières Nations vivaient dans un état de nature idyllique avant d’être colonisées et attaquées par les explorateurs. Les réduire à ce statut de victime serait leur faire insulte.

Je résume deux exemples qui montrent que les destins des nations s’imbriquent, et qui aident aussi à éviter la binarité réductrice de nos débats identitaires où la morale remplace la connaissance de l’autre.

Ceux qui sillonnaient le territoire au XVIIsiècle ont laissé plusieurs écrits. Certains se montraient admiratifs. Par exemple, dans son Grand voyage du pays des Hurons, le père Sagard notait, en fin de voyage, que les Hurons-Wendats se démarquaient par la qualité de leur argumentation rationnelle et vantait leur sens du partage et leur désintérêt pour les possessions. Ces écrits ont circulé en Europe et ont inspiré de grands penseurs comme Locke et Voltaire.

Autre récit, celui de Kondiaronk. Ce chef wendat est admiré pour son éloquence, sa sagesse et son intelligence stratégique. Sur le plan politique, on connaît son rôle déterminant pour le traité de la Grande Paix de Montréal en 1701.

Mais Graeber et Wengrow montrent aussi comment Kondiaronk fut un précurseur des Lumières. Sa pensée a circulé en Europe par l’entremise du livre Dialogues avec un Sauvage du baron de Lahontan, qui a séjourné en Nouvelle-France. Leibniz, esprit universel, en fut notamment inspiré.

Et bien sûr, de façon plus générale, les Premières Nations ont nourri et soigné les colons français, en plus de commercer avec eux pour permettre leur essor économique. Les uns ne vont pas sans les autres.

Vous m’excuserez d’avoir résumé quatre siècles en trois paragraphes, deux anecdotes et un livre.

Ce rappel sert simplement à montrer comment les identités sont poreuses et se pollinisent. Et à illustrer à quel point l’aventure de cette nation est à la fois fascinante et méconnue.

Cette histoire ne sera pas simple à raconter. Mais ce risque est préférable à un autre, celui de l’oublier.

⁠1. Si la métaphore vous intéresse assez pour lire cette note en bas de page, voici une analyse qui vérifie cette interprétation des règles du baseball (en anglais).

⁠2. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, David Graeber et David Wengrow, Éditions Les liens qui libèrent, 744 pages.