On va parler de la gauche à la lumière des déchirements de Québec solidaire. Mais je vais prendre un détour par les États-Unis, si vous permettez. Comme on dit à Washington : Follow the guide…

L’ancienne secrétaire d’État et sénatrice Hillary Clinton était, pour une partie des progressistes américains, trop ceci et trop cela, en tout cas pas assez à gauche1 : trop va-t-en-guerre, trop près de Wall Street, une fausse progressiste dont les convictions la rapprochaient plus de Reagan que d’Obama.

Et il y avait sans doute du vrai dans toutes ces analyses.

Mais l’adversaire de la candidate à la présidence, cette année-là, était un ovni inquiétant du nom de Donald Trump. Pas grave : une partie de l’intelligentsia progressiste américaine a boudé Mme Clinton, le 8 novembre 2016. Chez les Américains qui n’ont pas voté2, les démocrates étaient surreprésentés.

Une partie de la gauche américaine a imposé un test de pureté à la candidate démocrate Clinton et a choisi de ne pas l’appuyer (en ne votant pas) à l’élection présidentielle de 2016.

Dans un monde idéal, ces progressistes américains auraient eu raison d’avoir suivi leurs convictions, leur pureté demeurant intacte.

Mais dans le monde réel, Donald Trump est devenu président des États-Unis en partie grâce à cette gauche qui voulait plus avoir raison qu’elle ne voulait gagner.

Trump a gouverné et il a nommé trois juges hyper conservateurs à la Cour suprême des États-Unis, il a désinhibé des pratiques et des paroles qui étaient jusque-là honnies dans la vie politique de cette démocratie, il a encore plus avantagé les riches et il a normalisé une approche politique qui relève du fascisme… Pour la gauche, un cauchemar.

Mon détour américain achève. Parlons de cette idole de la gauche américaine – et admirée ici – qu’était une juge de la Cour suprême du nom de Ruth Bader Ginsburg. Deuxième femme nommée à la Cour suprême (par Bill Clinton en 1993), « RBG » incarnait une certaine idée du progressisme et elle était résolument féministe.

En 2013, le président Obama l’a invitée à la Maison-Blanche pour l’inciter gentiment à prendre sa retraite3. Pourquoi l’inciter à céder sa place ? Parce que Mme Ginsburg était vieille (80 ans) et fragile (elle avait combattu quelques cancers). Et les démocrates avaient (pour encore un temps) une majorité au Sénat qui garantissait son remplacement par un ou une autre juge tout aussi progressiste…

Mais RBG a refusé de prendre sa retraite, au motif qu’elle aimait encore son travail et voulait battre le record de longévité d’un juge qui avait siégé, lui, jusqu’à 90 ans.

Dans un monde idéal, Mme Ginsburg avait raison : pourquoi prendre sa retraite quand on peut encore travailler, qu’on a du plaisir et qu’on fait une différence ? You go, Girl !

Dans le monde réel, Mme Ginsburg est morte dans les derniers moments de la présidence de Trump, qui l’a remplacée par une intégriste catholique tout droit sortie de Handmaid’s Tale, la dystopie de Margaret Atwood qui dépeint les États-Unis comme une dictature chrétienne.

Fin de ce détour aux USA pour faire quelques constats sur la crise qui secoue la gauche québécoise.

Scène 1 : Tout juste élue co-porte-parole féminine, l’ex-députée Émilise Lessard-Therrien claque la porte, se sentant « invalidée » par GND et ses proches, décrits comme des « professionnel·le·s » de la politique. Sa lettre est traversée par une poésie magnifique, mais très vague sur ses griefs.

Scène 2 : GND recadre le débat : QS doit découvrir le pragmatisme, devenir un parti de gouvernement et alléger ses modes de fonctionnement interne.

Scène 3 : Une quarantaine de solidaires, dont d’ex-candidats et candidates et l’ex-députée Catherine Dorion, répliquent à M. Nadeau-Dubois dans une lettre dont voici un extrait, en référence à l’ADN fondateur de Québec solidaire4 : « L’idée était que QS n’accède pas au pouvoir en s’appuyant uniquement sur les règles politiques habituelles, cette espèce de course de chevaux réglée par les sondages, le commentariat et le découpage du peuple en clientèles électorales et en microciblage. »

Dans un monde idéal, c’est pur et beau d’espérer gagner le pouvoir porté par – je cite encore la lettre des solidaires opposés à GND – « le peuple bien mobilisé […] avec une véritable force démocratique qui souffle dans nos voiles, et opérer enfin de grandes transformations »…

C’est émouvant de lyrisme, mais c’est un discours débranché du monde réel. Dans le monde réel, la CAQ a obtenu une supermajorité avec 41 % en 2022 et une majorité avec 37 % en 2018.

Où est le peuple, là-dedans ?

Réponse plate : on s’en fout. Il faudra un jour définir ce qu’est « le peuple ». Peut-être que le Conseil national de QS pourrait consacrer une plénière à ça, fin mai.

On s’en fout, car dans le monde réel, qu’importe qu’un parti parvienne à former le gouvernement en « découpant le peuple » en « clientèles électorales » qui auraient été « microciblées » par des messages aux vieux, aux jeunes, aux divorcées avec deux enfants, aux amateurs de chasse et de pêche, aux souverainistes, aux demi-souverainistes, aux malentendants, aux Québécois de deuxième génération, aux fédéralistes qui aimaient Meech, aux tenants du moins d’État ou aux nostalgiques de René Lévesque, aux automobilistes qui veulent un pont (ou deux), aux amateurs de BIXI…

Qu’importe comment un parti accède au pouvoir, quand il accède au pouvoir, ben, il décide pour le peuple.

Voyez la CAQ fondée six ans après QS : le parti de François Legault en est à son deuxième mandat et tente d’« opérer de grandes transformations » en matière de développement industriel, de santé et de services sociaux, de développement régional, de chars-bus-tramways-métro, de rapports locataires-propriétaires, d’avenir énergétique, de représentation à l’étranger et de politiques d’immigration…

Pendant ce temps, les solidaires plafonnés à 16 % du vote populaire s’obstinent sur la manière la plus magnifique de prendre le pouvoir, à coups de grands tests de pureté et d’envolées épistolaires.

Je l’ai dit, je le redis : il n’y a pas de perdants plus magnifiques que ceux qui viennent de la gauche.

1. Lisez l’article de Politico (en anglais) 2. Consultez le rapport de recherche du Pew Research Center (en anglais) 3. Lisez l’article du New York Times (en anglais, abonnement requis) 4. Lisez la lettre en réponse à Gabriel Nadeau-Dubois