Dans un resto de Montréal, l’écœurement et l’émerveillement lunchent ensemble.

L’émerveillement s’emballe : « Non, mais y est-tu assez bon, le risotto ici ?! J’pense que c’est le meilleur risotto que j’ai mangé dans ma vie ! »

L’écœurement fait la moue : « Y est correct. Y goûte toujours la même affaire. Chus tanné du déjà vu. Du déjà mangé. Y est temps qu’on change de place. »

L’émerveillement réplique : « Moi, j’aime ça ici ! C’est beau pis la musique est bonne. Écoute ! Écoute ! C’est la nouvelle toune de Charlotte Cardin. C’est bon ! Tu l’aimes-tu ?

— Est pas pire. Charlotte Cardin, a sort toujours des bonnes tounes. Un moment donné, ça devient lassant.

L’émerveillement déguste une bouchée et dit, les yeux grands : « J’ai assez hâte à l’éclipse ! »

L’écœurement hoche la tête, les yeux au ciel : « L’éclipse, chus pus capable ! On entend juste parler de ça. On va-tu en r’venir ? La Lune va passer devant le Soleil. Ouais, pis !? Moi aussi, ça m’arrive de passer devant le soleil, pis personne capote sur mon ombre. »

L’émerveillement sourit : « Tu comprends pas. C’est un phénomène très rare. On est chanceux d’avoir une éclipse totale chez nous. La prochaine fois que ça va arriver au Québec, ça va être en 2106. »

— J’espère qu’y parleront pas d’la prochaine durant 82 ans.

— As-tu tes lunettes ?

— Quoi, la facture est arrivée ?

— Non, pas tes lunettes pour lire. Tes lunettes pour l’éclipse.

— Les lunettes qu’on voit rien avec ? M’as m’fermer les yeux, ça va faire pareil.

— Si tu fermes tes yeux, tu verras vraiment rien.

— Y a rien à voir. Un rond qui passe sur un rond. Ça arrive dans toutes les games de curling. Personne s’excite avec ça. Moi, les éclipses, ça me passe six pieds par-dessus la tête. 

— Ça te passe précisément 384 400 km par-dessus la tête. C’est la distance entre la Terre et la Lune.

— On parle-tu d’autre chose ?

— Sinon, tu t’éclipses ?

— Heille, le comique, tu vas finir ton dîner tout seul…

— De quoi tu veux parler ? Du Canadien ?

— Ça, chus écœuré aussi.

— De Taylor Swift ?

— Chus un Swiffer.

— Tu veux dire un Swiftie. Comme moi !

— Non, un Swiffer. Je balaie ça, Taylor Swift.

— Ben, on peut parler du réchauffement de la planète.

— Ça, chus ben écœuré de ça !

— De quoi t’es pas tanné de parler ?

— De rien. Chus écœuré de toute ! C’est toute du déjà vu. »

Quelques minutes plus tard, devant le restaurant, l’écœurement dit au revoir à l’émerveillement : « Faut que j’y aille rapidement, y est déjà 14 h. J’ai un rendez-vous à 14 h 30. »

— Comment ça, t’as un rendez-vous ? L’éclipse commence à 14 h 14…

— Je m’en fous, de l’éclipse… Oh, j’ai un texto… Mon rendez-vous vient de m’annuler.

— Ben, j’le comprends. Viens, on va aller la regarder, dans le parc, en face… »

Les deux compères s’assoient sur un banc. L’écœurement est déjà tanné : « J’vais rentrer au bureau. De toute façon, j’ai pas de lunettes. J’peux pas la regarder, ton éclipse. »

L’émerveillement sort deux paires de lunettes de sa poche : « J’avais prévu l’coup ! Mets-les, ça commence ! »

L’écœurement rouspète : « Ça tient pas, ces lunettes-là ! On voit rien !

— Faut que tu regardes le Soleil.

— Y est où ? Faut que j’enlève mes lunettes pour voir y est où !? OK, y est là. On voit juste un p’tit rond. On dirait qu’on regarde dans l’appareil de l’optométriste, pour savoir la force de nos lunettes. Tout ça pour un p’tit rond jaune.

— Regarde, en bas à droite, y a comme une tache noire…

— C’est une cataracte ?

— Ben non ! C’est la Lune qui s’en vient devant le Soleil.

— Est pas pressée… »

PHOTOMONTAGE HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Les différentes phases de l’éclipse solaire totale vue depuis Montréal

L’émerveillement regarde le rendez-vous du Soleil avec la Lune en arborant un sourire béat. L’écœurement regarde son téléphone, répond à ses textos. L’émerveillement le prévient : « Si t’as pas tes lunettes, tu peux pas regarder le Soleil, c’est dangereux. »

— Crains pas. J’ai des choses moins plates à regarder.

— Wow ! Oh ! Wow ! Ça commence à être pas plate du tout… »

L’écœurement remet ses lunettes. « Aah… Un croissant de soleil. »

— T’avais-tu déjà vu ça, monsieur Déjà-Vu !?

— Non.

— Un croissant de soleil, j’espère que Ginette Reno regarde.

— Y commence à faire froid… »

Le vent se lève. Les deux opposés relèvent leurs cols. La lumière du jour change de texture. L’émerveillement crie de joie. L’écœurement voudrait bien faire le rabat-joie comme d’habitude, mais il ne le fait pas, parce qu’en ce moment, rien n’est comme d’habitude. Tout est comme du jamais vu.

L’émerveillement enlève ses lunettes et dit à son ami : « Il est 15 h 26, tu peux enlever tes lunettes, toi aussi. »

L’écœurement enlève ses lunettes. Il regarde autour de lui. Ce n’est plus le jour. Ce n’est pas la nuit telle qu’on la connaît non plus. C’est la minute argentée. Belle et apocalyptique, à la fois.

Et c’est alors que l’écœurement, les yeux grands ouverts, s’émerveille un instant. Un instant d’émerveillement qui restera en lui, pour toujours et pour longtemps.

Voyez « L’éclipse en 17 secondes »