Elle voulait voir l’éclipse comme d’autres veulent voir la mer. Mais les astres étaient d’abord alignés pour que l’on rate l’évènement astronomique du siècle.

Voilà un mois et demi que ma mère a des traitements de radiothérapie quotidiens. La dernière de ses 30 séances était prévue lundi à 14 h 15.

À quelle heure, le début de l’éclipse ? 14 h 14 min 28 s…

« Oh ! Non ! C’est pas possible ! J’avais pas réalisé que c’était en même temps ! », m’a-t-elle annoncé avec dépit samedi.

Où étiez-vous lors de l’éclipse du siècle ? Au quatrième sous-sol d’un stationnement d’hôpital.

J’aurais aimé lui dire : « On se reprendra. » Mais comme la prochaine éclipse solaire totale à Montréal n’aura lieu qu’en 2205…

Elle s’appelle Amal. Un prénom qui veut dire « espoir » en arabe. Elle le porte avec grâce, elle qui s’entête toujours à espérer. Si elle a entrepris ce marathon de traitements, c’est justement dans l’espoir de ne pas perdre la vision d’un œil, menacée par une tumeur. Dans l’espoir de continuer à voir la beauté du monde le plus longtemps possible. Mais ne serait-il pas ironique que cette course épuisante la prive d’assister à cet instant unique de beauté ?

PHOTO FOURNIE PAR RIMA ELKOURI

Notre chroniqueuse Rima Elkouri et sa mère, Amal

À l’aube, lundi, elle a appelé en radio-oncologie au CHUM pour tenter de faire changer l’heure de son rendez-vous. On a gentiment accepté de déplacer la séance en matinée, sous un ciel sans éclipse.

En l’attendant, je regardais émue le mur de la salle d’attente transformé en babillard de remerciements par des patients reconnaissants pour les soins, la compassion et la dose d’espoir reçus.

« Il n’y a pas de mots pour exprimer toute ma gratitude… », a écrit Guy, qui a été soigné pour un cancer de la gorge. Comme il n’y a pas de mots, il exprime aujourd’hui sa gratitude en gestes, en étant l’un des bénévoles qui offrent du café, du jus et un sourire bienveillant aux patients du CHUM.

Quelqu’un avait épinglé sur le babillard un poème d’Andrée Chedid, retranscrit à la main, que l’on aurait dit écrit un jour d’éclipse :

J’ai ancré l’espérance
Aux racines de la vie

Face aux ténèbres
J’ai dressé des clartés
Planté des flambeaux
À la lisière des nuits

Des clartés qui persistent
Des flambeaux qui se glissent
Entre ombres et barbaries

Des clartés qui renaissent…

Ma mère est ressortie de sa dernière séance de radiothérapie avec un grand sourire de gratitude, son masque de radiothérapie sous le bras. Libérée à temps pour le spectacle céleste qu’elle attendait tant.

Nous avons choisi d’observer l’éclipse depuis la place Alice-Girard, devant le Complexe des sciences de l’Université de Montréal, où un évènement était organisé. Une émission spéciale éclipse de CISM y était diffusée avec la participation de l’astrophysicienne Nathalie Nguyen-Quoc Ouellette.

Le tout était accompagné d’une trame sonore de circonstance : Total Eclipse of the Heart de Bonnie Tyler, Ain’t No Sunshine de Bill Withers, J’ai demandé à la lune d’Indochine, Quand le soleil dit bonjour aux montagnes de Renée Martel, Let the Sunshine In de The 5th Dimension… On nous a aussi bercés avec une œuvre originale aux sons aériens de Vivian Li et Thomas Augustin (Malajube, revenez !), étudiants de la faculté de musique de l’Université de Montréal.

Avant tout ça, un côté de moi, je l’avoue, y allait à reculons. Le battage médiatique, la chasse aux « vraies » lunettes et l’hystérie sécuritaire autour de l’éclipse avaient fini par me peser.

Mais une fois sur place, la beauté mystique du spectacle a vite cloué le bec à la grincheuse en moi.

Alors que l’astrophysicienne expliquait que cet évènement rarissime à Montréal se produit une fois tous les 18 mois quelque part dans le monde, ma mère racontait se souvenir vaguement d’avoir déjà assisté à une éclipse dans sa jeunesse en Syrie. Mon père, qui a grandi au Sénégal, avait des souvenirs plus précis d’une éclipse totale à Las Palmas, aux îles Canaries, en 1959, lors de l’un de ses premiers voyages, à l’âge de 22 ans. « Il a fait nuit en plein jour pendant un instant. Ensuite, les coqs se sont mis à chanter comme si c’était le matin ! »

Place Alice-Girard, au beau milieu de la ville, il n’y a pas eu de chant du coq au moment où la Lune est passée devant le Soleil, mais une joyeuse clameur dans la foule. Assise sur un banc à côté de ma mère qui chuchotait son ravissement, j’ai été prise de frissons qui n’étaient pas dus qu’au froid soudain.

Pendant quelques instants, la lumière blafarde sous un soleil à couronne argentée avait quelque chose de surréel. Ça ne ressemblait ni à l’aube ni au crépuscule. Mais c’était si beau. Comme des clartés qui renaissent.