Ça prend beaucoup plus que du malt, du houblon et de l’eau pour faire une IPA, vous diront les experts. La levure est aussi essentielle.

Dans le quartier montréalais de Pointe-Saint-Charles, cette dernière vient de prendre une forme inusitée. Celle d’une collaboration entre un homme d’affaires d’origine russe et un brasseur ukrainien, soufflé par la guerre jusqu’aux rives du canal de Lachine.

Alexander Karpov et Yevgeniy Masliy m’ont reçu la semaine dernière dans les locaux de la brasserie artisanale Memento, rue Saint-Patrick. Ils ont mis devant moi un petit verre de leur dernière concoction, une IPA de style côte ouest qui porte le nom « It’s not ok ». « Ça ne va pas ».

Sur la cannette de cette édition limitée, on voit un homme dont le visage est couvert par un capuchon bleu ciel. Il est assis devant un fond jaune. On ne met pas deux secondes à reconnaître le drapeau de l’Ukraine.

La bière, qui sert à amasser des fonds pour des causes caritatives ukrainiennes tout en dénonçant le conflit qui s’enlise, a été lancée quelques jours à peine avant le deuxième anniversaire de l’invasion russe.

Loin de la ligne de front, ses deux concepteurs sourient en racontant la série d’évènements improbables qui ont mené à sa création.

Parlons d’abord de Yevgeniy Masliy et de « sa » ville, Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine, située dans le nord-est du pays. « Ce sera toujours la première ville dans mon cœur. Elle a beaucoup de choses en commun avec Montréal. La même population. Elle a été créée en même temps. Comme Montréal, Kharkiv, avant la guerre, était une grande ville étudiante. Les gens venaient de partout », raconte l’Ukrainien de 44 ans.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Le maître-brasseur Yevgeniy Masliy

La guerre a tout changé. Et à Kharkiv, elle a débuté en 2014, quand, après l’annexion de la Crimée par la Russie, des rebelles séparatistes prorusses ont voulu prendre le contrôle de l’est de l’Ukraine par les armes. « Je travaillais comme gestionnaire des ventes pour une grosse compagnie, mais j’ai perdu mon emploi au début de la guerre en 2014. J’ai commencé à faire de la bière artisanale à la maison. Et les gens aimaient ça », relate-t-il.

Une chose a mené à la suivante et Yevgeniy Masliy, avec un ami, a bâti une entreprise qui produisait du malt et fournissait tout le matériel nécessaire aux microbrasseurs du pays.

Le premier jour de l’invasion russe, le 24 février 2022, tout ça a été détruit par des bombes. Je suis parti sur-le-champ avec ma femme et ma fille.

Yevgeniy Masliy, maître-brasseur

Il a fui en Hongrie dans les heures ayant précédé un décret qui empêche la plupart des hommes ukrainiens de quitter le pays. « J’ai ressenti pas mal de pression dans les premiers jours, mais mon frère aîné m’a dit que si je pouvais aider ma famille et mon pays en travaillant à l’extérieur et en envoyant de l’argent, c’était très bien aussi. » Le frère en question est lui-même au front depuis une décennie. Son frère cadet s’est aussi porté volontaire.

Yevgeniy Masliy vit bien avec sa décision aujourd’hui. « Mon meilleur ami est resté en Ukraine avec sa femme et sa fille. Il n’a plus de travail. Sa situation me met les larmes aux yeux », raconte celui qui est arrivé à Montréal en juin 2022, avec l’ambition de continuer à faire de la bière.

Alexander Karpov est né en Russie. Il est venu au Canada à l’âge de 19 ans avec sa famille à la fin des années 2000. Après des études de marketing à l’Université Concordia, à 23 ans, il a ouvert le premier site de jeux d’évasion A/Maze. L’entreprise compte maintenant cinq succursales à travers la ville, en plus d’une à Calgary.

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L’homme d’affaire et propriétaire de la microbrasserie Memento, Alexander Karpov

Alexander Karpov, qui exploite aussi un atelier de lancer de haches (oui, pour le plaisir), a ouvert la microbrasserie Memento à la toute fin de la pandémie. « Je me suis intéressé tôt au marché du divertissement, mais j’ai toujours eu une passion aussi pour l’alcool. Sa fabrication, le goût, ce qui l’entoure », dit-il. Dans son bar, qui donne sur le canal de Lachine, on boit une bière en jouant au ping-pong ou au Connect 4.

Le trentenaire ne s’intéresse pas qu’à l’économie du plaisir. « J’étais un fan d’Alexeï Navalny depuis 2009. Je le soutenais à distance et je partageais ses idées. Je l’admirais en tant que politicien, mais aussi en tant qu’être humain », témoigne l’homme d’affaires qui a été dévasté d’apprendre que l’opposant le plus coriace de Vladimir Poutine est mort le 16 février dans la colonie pénitentiaire où il était emprisonné.

Le point de vue d’Alexander Karpov sur la guerre en Ukraine est aussi à rebrousse-poil de celui du Kremlin.

Comme beaucoup de gens d’affaires d’origine russe à Montréal, il aurait pu cacher ses idées sur le sujet, mais ce n’est pas ce que sa conscience lui dictait. « On doit choisir entre ce qui est bien et ce qui est facile », dit-il en riant. Il a tiré la citation d’un livre d’Harry Potter.

Les deux hommes se sont connus l’été dernier après qu’un employé ukrainien de Memento a rencontré Yevgeniy Masliy dans une fête. La microbrasserie était à la recherche d’un maître-brasseur expérimenté. La chimie a opéré. « J’aimerais bien vous dire que notre histoire est spectaculaire. Que nous avons dû mettre de côté nos différences, mais ce n’est pas le cas. Beaucoup de Russes ne croient tout simplement pas en cette guerre », dit Alexander Karpov, notant qu’il a passé « la majorité de sa vie consciente » au Canada.

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Le jaune et le bleu de la bière « It’s not ok » rappellent les couleurs du drapeau ukrainien.

C’est d’ailleurs lui qui a eu l’idée de créer une bière aux couleurs de l’Ukraine. Le nom de l’élixir lui est venu d’une conversation avec un artiste ukrainien. Ce dernier exploite un bar souterrain où les gens peuvent se réfugier lors des bombardements tout en prenant un verre. Une oasis de normalité au milieu de l’horreur. « Ce n’est juste pas ok », s’est alors dit l’entrepreneur montréalais.

Avec son maître-brasseur, ils ont convenu qu’ils devaient produire une bière forte, comme l’Ukraine. Amère, comme la guerre.

Un brasseur ukrainien établi à Lviv a contribué – par téléphone – à l’élaboration de la recette. Les 3000 cannettes produites sont distribuées gratuitement à des magasins de la région montréalaise qui s’engagent à verser les profits aux organisations choisies par le duo de la brasserie – Opora et la Croix-Rouge.

« Cette bière, on ne l’a pas faite pour les Ukrainiens de Montréal. On l’a faite pour conscientiser les gens d’ici, les politiciens. Tous ceux qui se sentent loin de cette guerre », dit Alexander Karpov. « Nous l’avons faite pour tous ceux qui commencent à oublier », ajoute Yevgeniy Masliy.