Deux ans plus tard, c’est assez évident : on aurait fort bien pu se passer de l’application de la Loi sur les mesures d’urgence pour se débarrasser du « convoi de la liberté ».

Mais ça, c’est justement parce qu’on regarde les choses deux ans plus tard.

Il est donc extrêmement facile pour le juge Richard Mosley de venir ratiociner sur 200 pages pour conclure qu’Ottawa n’avait pas de motifs « raisonnables » pour faire appliquer la loi. Beaucoup trop facile.

Le juge lui-même en convient, d’ailleurs : « J’éprouvais et je continue d’éprouver énormément de sympathie pour ceux et celles qui, au sein du gouvernement, ont dû faire face à cette situation. Si j’avais été à leur place à ce moment-là, j’aurais peut-être convenu moi aussi qu’il était nécessaire de recourir à la Loi. J’admets par ailleurs que, dans le cadre du contrôle judiciaire de cette décision, je réexamine les évènements avec le recul et sur la base d’un dossier des faits et du droit plus complet que celui dont avait disposé le [gouvernement]. »

Étrangement, tout en admettant qu’il est dans la délicieuse position du gérant d’estrade analysant le match après coup, sinon du quart-arrière du lundi matin de l’année d’après, le juge Mosley conclut que le gouvernement a violé les droits et libertés de manière inacceptable en décrétant ces mesures d’urgence en 2022.

À moins d’exiger des gouvernements un degré d’absolue perfection, c’est plutôt ce jugement flottant au-dessus des nuages qui ne me semble pas raisonnable.

Vous vous souvenez ? Ça ne fait pas deux ans.

Au moment où le gouvernement fédéral a proclamé l’application de cette loi d’exception, la capitale fédérale était paralysée dans son centre névralgique depuis 17 jours. Le pont par où transitent le plus de marchandises entre le Canada et les États-Unis était bloqué depuis une semaine par des manifestants antimesures sanitaires dans leur camion. Un blocus avait lieu à la frontière sud de l’Alberta. Des armes à feu et des munitions en grande quantité avaient été saisies sur place. Certains fomentaient une attaque armée – bien que les plans aient été vagues. Un autre convoi de 70 véhicules s’organisait au Manitoba pour bloquer un autre poste-frontière. Pendant ce temps, la vie des citoyens du centre d’Ottawa était pourrie par le bruit et le chaos provoqué par 500 camions occupant les rues où sont les principales institutions parlementaires, politiques et judiciaires fédérales.

Que faisait la très nulle police d’Ottawa ? Rien d’utile, bien que le convoi ait été annoncé. Le chef de police a dû démissionner.

Que faisait la police provinciale de l’Ontario ? Rien de visible. Un état d’urgence avait été déclaré à l’Assemblée législative de la province (comme en Alberta, d’ailleurs), des policiers avaient été mobilisés, mais ça ne changeait absolument rien et la situation s’enlisait.

Le gouvernement fédéral, qui n’a aucune autorité pour contrôler et policer les rues de la ville d’Ottawa, se faisait blâmer pour son impuissance – en plus d’être ridiculisé à l’international, ce qui en soi n’est pas un motif de suspension des droits et libertés, on en convient tous.

Qu’aurait-il donc fallu faire ? Attendre encore ? Évidemment, non. Tous ceux qui devaient agir avaient déjà échoué.

En passant, ces évènements survenaient un an après la tentative d’insurrection au Capitole à Washington et des propos séditieux flottaient sur les réseaux sociaux.

Quelle a été cette terrible violation des droits ?

L’état d’urgence a duré neuf petites journées. Il a entraîné pendant cette semaine-là le gel de 257 comptes de banque – 55,7 % de l’argent donné au convoi venait des États-Unis, en passant. Notons que ces sommes servaient à financer l’occupation illégale de la capitale fédérale. Une occupation, reconnaît le juge, qui dépassait largement le cadre d’une manifestation, même si la plupart des manifestants semblaient absolument inoffensifs individuellement.

Dans les jours qui ont suivi, les remorqueuses ont été appelées en renfort, 196 personnes ont été arrêtées – 110 accusées. Et le 23 février, tout était levé : barricades et état d’urgence.

Ajoutons à cela qu’un débat a eu lieu au Parlement et qu’une commission d’enquête a été tenue devant un juge pour examiner l’opportunité de cette proclamation extraordinaire. Conclusion du juge Paul Rouleau, l’an dernier : c’était justifiable – bien que plusieurs actions du gouvernement aient été critiquées. Le test de la raisonnabilité n’est pas de savoir si c’était indispensable, inévitable ou la meilleure-des-meilleures choses à faire.

Ça se justifiait dans ce contexte tout à fait unique, et tel devrait être le test.

Mais voilà qu’un an plus tard, le jugement Mosley vient redéfinir ce qui est « raisonnable » dans cette situation de crise majeure. Jugement qui a l’air tout droit sorti d’un colloque sur la vie sexuelle des anges – sujet passionnant au demeurant.

Non pas qu’on doive hausser les épaules devant l’utilisation d’une loi aussi exceptionnelle. On se rappelle les abus de la police permis par la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement de Trudeau père en 1970.

Sauf qu’on est loin de ça ici : la loi visait quelques éléments seulement, n’a pas duré deux semaines et n’a entraîné que des arrestations en vertu du droit commun.

Ce n’est pas forcément un tort pour un État d’être ultrasensible aux libertés publiques, me direz-vous. C’est assurément mieux que l’inverse.

Ça peut par contre en devenir ridicule certains matins d’hiver, avec ou sans convoi.