Combien faut-il de fonctionnaires pour offrir trois verres d’eau à une personne âgée en CHSLD ?

Je posais la question sous forme de devinette en avril dernier dans une chronique racontant le combat d’une proche aidante. L’histoire d’une dame qui, après avoir constaté que sa mère, hébergée en CHSLD, était toujours assoiffée lorsqu’elle lui rendait visite, a été l’instigatrice d’un projet qui a permis de remédier au problème⁠1.

L’initiative « Faire boire », mise sur pied en juillet 2022 par le comité de résidants du CHSLD de Saint-Flavien avec la collaboration du personnel du centre d’hébergement, est d’une simplicité déconcertante. L’objectif : veiller à ce que les personnes âgées en CHSLD ayant du mal à boire de façon autonome ou à demander à boire soient hydratées convenablement en tout temps. Pour cela, on a mis en place une procédure en trois étapes faciles :

1. Vérifier auprès du personnel si l’état du résidant permet de lui offrir de l’eau ;

2. Vérifier la texture du liquide requise pour le résidant ;

3. Offrir à boire.

Réalisé en à peine un mois, le projet s’est révélé très efficace pour améliorer le bien-être des personnes âgées sans pour autant surcharger le personnel soignant. Très vite, on a constaté les bienfaits d’une hydratation plus adéquate. Cela a notamment permis de prévenir et de réduire des problèmes d’infection urinaire, de plaies de pression et de constipation chez les résidants du CHSLD dans Lotbinière où le projet pilote a été mis en place.

Pourquoi s’arrêter en si bon chemin et ne pas en faire profiter les aînés des 28 autres CHSLD du Centre intégré de santé et de services sociaux de Chaudière-Appalaches (CISSS-CA) ? s’est demandé Denise Duguay, qui a porté à bout de bras ce projet avec la présidente du comité de résidants, Diane Anglehart. Après tout, boire à sa soif n’est pas exactement un luxe. C’est un besoin fondamental.

Même si le problème de déshydratation de sa propre mère était désormais réglé, Mme Duguay a multiplié les démarches et les réunions pour que l’initiative de son comité de résidants fasse son chemin. Elle a interpellé le PDG du CISSS-CA. Elle a interpellé la direction du Soutien à l’autonomie des personnes âgées (SAPA).

Mais pour une raison mystérieuse, le projet pilote implanté en un tournemain au CHSLD de Saint-Flavien s’est transformé en entreprise titanesque dans un système empêtré dans la bureaucratie et la réunionite aiguës.

Questionné à ce sujet en avril, le CISSS-CA m’avait répondu par courriel qu’il entendait « déployer de façon sécuritaire et graduelle » le projet « Faire boire » dans l’ensemble de ses 29 CHSLD. Pour justifier que ce soit aussi long, on expliquait que l’opération est plus complexe qu’elle en a l’air, étant donné qu’il peut être dangereux, par exemple, de donner de l’eau à des patients souffrant de dysphagie.

Pour Mme Duguay, qui a elle-même travaillé comme orthophoniste auprès de personnes âgées dysphagiques, les précautions importantes qui s’imposent pour certains résidants ne justifient pas une interminable procédurite. Si un aîné souffre de dysphagie, c’est inscrit dans son plan d’intervention. Le personnel du CHSLD sait déjà qu’il a besoin d’une diète adaptée et de liquides épaissis. Et l’initiative « Faire boire » en tient évidemment compte.

Huit mois après avoir médiatisé l’affaire, Mme Duguay se désole que le projet avance à pas de tortue.

Elle a continué à le défendre même après le décès de sa mère, qui s’est éteinte paisiblement en juin dernier à l’âge de 92 ans. En février 2024, un seul autre CHSLD devrait implanter le projet « Faire boire ». « À ce rythme, ça va prendre 27 ans avant que ce besoin essentiel soit comblé dans tous les CHSLD ! », s’indigne-t-elle.

C’est d’autant plus frustrant que l’initiative a été saluée unanimement comme une réussite. En octobre dernier, le comité de résidants du CHSLD de Saint-Flavien a même remporté le prix d’excellence du Regroupement provincial des comités des usagers dans la catégorie « défense des droits ». C’est la ministre déléguée à la Santé et responsable des Aînés, Sonia Bélanger, qui a remis le prix aux instigatrices du projet. Il était prévu qu’elles s’entretiennent avec elle après la cérémonie. Mme Duguay s’est dit que ce serait enfin sa chance de transformer la tortue en lièvre. Hélas, la ministre n’était pas disponible…

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DU RPCU

Le 12 octobre 2023, le projet « Faire boire » a été récompensé par un prix d’excellence lors du congrès annuel du Regroupement provincial des comités des usagers (RPCU). De gauche à droite : Sylvie Tremblay, directrice générale du RPCU, Sonia Bélanger, ministre responsable des Aînés, Diane Anglehart, présidente du comité de résidants du CHSLD de Saint-Flavien, et Denise Duguay, vice-présidente de ce même comité.

Après la remise du prix, Mme Duguay a envoyé un courriel à Mme Bélanger. Elle lui a expliqué ce qu’elle aurait aimé lui dire en personne. Elle lui a rappelé qu’après 20 mois de démarches auprès des dirigeants du CISSS-CA, le projet « Faire boire », qui a pourtant fait ses preuves et remporté un prix d’excellence, n’était toujours pas en place. Elle lui a vivement suggéré de prendre contact avec le gestionnaire responsable et chef d’unité milieu de vie du CHSLD de Saint-Flavien qui a su sortir de sa zone de confort pour améliorer les conditions de vie d’aînés vulnérables. Hélas, le courriel, envoyé le 17 octobre, est resté sans réponse…

Au cabinet de la ministre, on indique que des « suivis sont en cours ». « Notre priorité est d’assurer le bien-être et la sécurité des résidants en CHSLD et [de s’assurer] que suffisamment d’eau est offerte. Il s’agit d’une initiative très intéressante, notre priorité est que les intervenants puissent mettre en place les bonnes mesures. »

Combien de temps cela prendra-t-il encore ?

Si j’en crois la réponse du CISSS-CA, cela ne prendra pas 27 ans comme le laisse craindre le rythme actuel, mais encore un an tout au plus, promet-on.

On peut voir le verre à moitié vide en se disant que c’est tout de même trop long.

On peut le voir à moitié plein en se disant que sans des proches aidantes au front comme Mme Duguay, ce serait encore plus long.

Moitié vide ou moitié plein, je lève mon verre à la santé de Mme Duguay, qui, en défendant les droits de feue sa mère avec son comité de résidants, a défendu les droits de toutes les personnes âgées vulnérables.

1. Lisez la chronique « Combien de fonctionnaires pour trois verres d’eau ? » publiée en avril 2023

Le projet « Faire boire » déployé d’ici un an

Le Centre intégré de santé et de services sociaux de Chaudière-Appalaches (CISSS-CA) prévoit instaurer le projet « Faire boire » dans l’ensemble de ses 29 CHSLD et ses trois maisons des aînés et alternatives (MDAA) d’ici décembre 2024.

Pour justifier que cela prenne autant de temps, le CISSS-CA indique qu’il doit s’assurer que le projet pilote du CHSLD de Saint-Flavien, qui est un petit centre d’hébergement, peut être adapté à des centres plus grands ayant des infrastructures et des équipes de travail différentes et des problèmes plus nombreux.

« C’est pour cela qu’en ce moment, nous sommes à finaliser la préparation de nos outils cliniques et des guides pour nos équipes soignantes afin que le tout soit adaptable à tous les types d’usagers (troubles cognitifs ou pas, niveau d’autonomie variable, tous les types de milieux, grandeur de CHSLD-MDAA, grandeur des équipes de travail) pour que cela demeure sécuritaire dans chacun des milieux d’hébergement petits ou grands », a expliqué par courriel une porte-parole du CISSS-CA.

L’initiative sera d’abord mise en place en février 2024 au CHSLD de Saint-Fabien-de-Panet. En mars 2024, à la lumière de cette expérience, tous les autres CHSLD emboîteront le pas graduellement. On prévoit qu’il faudra ensuite de six à neuf mois pour que le déploiement soit complété.