Alors qu’il était, admettons-le, un peu gênant de commander la première bouteille au haut de la carte des vins, il n’y a pas si longtemps, c’est maintenant vu comme un geste responsable. Même chose pour le vin au verre, plus populaire que jamais. Ce qui ébranle le modèle d’affaires de plusieurs, puisque les effets se font sentir du verre à la vigne.

Un seul verre de vin au lieu de deux. L’absence d’alcool sur les commandes du midi. Une hausse des prix et une conscience des dangers liés à une consommation excessive. Toutes des raisons qui peuvent expliquer pourquoi les consommateurs qui s’attablent au restaurant commandent du vin en moins grande quantité.

« Ce qu’on voit, c’est qu’il y a moins de consommation d’alcool qu’avant la pandémie. Sur l’heure du lunch, c’est rendu de moins en moins acceptable d’en boire », observe Éric Lefebvre, président-directeur général de Groupe d’alimentation MTY (Bâton Rouge, Mikes, Ben & Florentine), qui abordait le sujet en entrevue avec La Presse au cours de l’automne.

Il n’est pas le seul à faire ce constat. « Avant, mettons que les gens prenaient deux verres de vin, là, ils vont prendre un verre [d’eau gazeuse] en commençant, et un verre de vin en mangeant », indique pour sa part Jean Bédard, président et chef de la direction de Groupe Grandio (La Cage – Brasserie sportive, Moishes).

Les deux restaurateurs n’ont pas de chiffres précis en main, mais ils confirment qu’il y a bel et bien une baisse du volume d’alcool consommé par leurs clients.

Éric Lefebvre reconnaît par ailleurs que le prix du vin offert sur les différentes cartes, particulièrement celui vendu au verre, a augmenté. « Le vin au verre, c’est une belle façon de gérer du volume et d’aller chercher une certaine marge de profit qu’on n’a pas ailleurs », dit-il.

Tous les maillons affectés

Si les ventes sont au ralenti, les caves restent bien garnies.

Les agences qui représentent les vignerons et vendent le vin, que ce soit à la SAQ, aux restos ou aux commerces spécialisés, sont donc prises avec leurs stocks.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Julie Audette, copropriétaire de l’agence Le vin dans les voiles

« Vendre la même quantité de vin est deux fois plus difficile », admet Julie Audette, copropriétaire de l’agence Le vin dans les voiles.

L’agence vend principalement son vin aux restaurateurs, mais elle devra peut-être ajuster son modèle d’affaires pour se concentrer davantage sur sa clientèle qui achète ses bouteilles en importation privée, un créneau moins affecté par l’inflation.

Les gens ne boivent pas moins tant que ça, mais ils boivent moins cher.

Julie Audette, copropriétaire de l’agence Le vin dans les voiles

Pour Le vin dans les voiles, ça veut inévitablement dire une réduction des commandes aux producteurs. « On a eu des discussions difficiles avec des vignerons », confie Mme Audette. L’agence réduit parfois de moitié les quantités, surtout celles des cuvées plus chères. « On n’aime pas ça faire ça, on n’a jamais dû faire ça, mais là, on n’a pas le choix si on veut sauver notre entreprise. »

Liudmila Terzi est à la tête de l’agence Les filles du vigneron, spécialisée en importation de vin moldave. Elle note aussi ce ralentissement. Dans ce contexte, l’entrepreneure se réjouit d’offrir ses produits en caisse de 6 bouteilles plutôt que 12, un format plus populaire auprès de sa clientèle ces temps-ci, tant pour les restaurateurs que les particuliers.

« C’est moins dur sur leur budget », dit-elle.

« Et c’est certain que les vins moins chers sortent plus vite cette année », confirme Liudmila Terzi, qui est aussi vigneronne. Elle est copropriétaire du Domaine Beauchemin, à Yamachiche.

Dans les deux cas, l’année 2023 aura été très exigeante.

Jusqu’au vignoble

L’effet cascade, inévitablement, se rend jusqu’aux vignerons.

À la fin du mois de novembre, le Domaine du Nival a mis en vente ses caisses de vin pour les clients particuliers sur son site. Tous les vins s’envolent généralement en quelques minutes – on a même déjà vu des bouteilles en revente illégalement sur des groupes Facebook tant ils sont prisés.

Cette fois, le pinot noir a mis plus d’une semaine à trouver preneur.

C’est néanmoins très rapide et cela ferait l’envie de la plupart des vignerons québécois. Mais c’est inhabituellement lent pour le Nival.

« On revient à une situation plus normale et probablement plus saine pour tout le monde », avance Matthieu Beauchemin, copropriétaire du vignoble situé entre Sorel et Saint-Hyacinthe.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Matthieu Beauchemin, copropriétaire du Domaine du Nival

« C’est probablement la situation que l’on vivait avant qui était anormale, explique-t-il. De voir des vignobles québécois qui vendaient des centaines de caisses de vin en deux, trois minutes, alors qu’au début des années 2010, il fallait presque supplier les gens pour qu’ils achètent du vin québécois. »

« Il y a eu un énorme engouement qu’on a senti en 2018, 2019, mais qui a explosé durant la pandémie, poursuit le vigneron, avec tout le mouvement derrière l’achat local et le fait que les gens avaient plus d’argent disponible pour des dépenses non essentielles. Au même moment, plusieurs dépenses n’étaient plus possibles. Alors le vin et la gastronomie ont pris une place importante. »

Les vins du Nival sont très recherchés par les restaurateurs. Matthieu Beauchemin, qui, tel que le commande la loi québécoise, doit faire lui-même les livraisons de son vin, est bien placé pour voir que certains établissements vivent des moments difficiles. Et commandent moins de vin. Le ralentissement, précise-t-il, s’observe surtout dans les établissements « milieu de gamme ».

Ce qu’on souhaite, les vignerons québécois, c’est que les gens, tout en diminuant leur consommation de vin, choisissent de diminuer leur consommation de vin étranger et gardent leur intérêt pour les vins québécois.

Matthieu Beauchemin

Le Nival vend la moitié de sa production aux restaurants. Les autres bouteilles sont vendues directement à la clientèle ainsi que dans certains commerces spécialisés.

Selon lui, « depuis un an, il y a une diminution graduelle de l’effervescence ».

Ce que confirme Pascale Rémond, copropriétaire de l’épicerie Les Minettes, à Laval.

« Il y a deux ans, les vignerons se faisaient dévaliser, relate-t-elle. Ça n’est plus le cas. »

Pascale Rémond confirme que ce relâchement impose un climat de vente un peu plus sain pour ces cuvées que les gens s’arrachent. Dans son commerce du Vieux-Sainte-Rose, ça lui laisse le temps d’accueillir sa clientèle plutôt que de régler des achats à la chaîne, à la hâte, dès l’ouverture de la boutique.

L’engouement est toujours là pour le vin québécois, dit-elle, mais les gens en achètent un peu moins et choisissent un peu plus, en regardant le prix de la bouteille.

En savoir plus
  • - 1,2 %
    Les ventes de la SAQ ont baissé de 1,2 % au premier trimestre 2023-2024, une première en 10 ans. Cette diminution se poursuit, à la lumière des résultats du deuxième trimestre clos en septembre : la société d’État enregistre une baisse de ses ventes de 0,6 %.
    SOURCE : SAQ
    12 $
    Si cet automne, les rabais à la SAQ Dépôt ont été réduits, dans les succursales, on a décidé de garnir les tablettes de la section « petits prix » d’une trentaine de nouveaux produits à 12 $ et moins. « Dans une période où il y a quand même une pression inflationniste, on souhaite remettre à la disposition des clients un peu plus de produits à petits prix », a expliqué Jacques Farcy, président de la SAQ, en entrevue avec La Presse.
    SOURCE : SAQ