Deux ans après la pandémie, des travailleurs traînent des patrons inflexibles devant les tribunaux pour ne pas rentrer au bureau.

Zacchery Belval, un designer du Connecticut atteint d’une faiblesse au cœur et d’anxiété grave, a été congédié pour avoir refusé de revenir en présentiel. Plusieurs médecins avaient signé des avis lui prescrivant le télétravail, mais son employeur les a rejetés, invoquant des tâches devant être accomplies en personne. Aujourd’hui, il poursuit l’entreprise devant un tribunal fédéral.

« Ils ont dit : “Soit tu reviens, soit tu es dehors” », affirme M. Belval. « C’était l’engueulade tous les jours, moi qui disais “Hé, c’est ma santé”, et la direction qui répondait : “On s’en sacre”. »

Les employeurs américains durcissent leur position sur le travail en présentiel, ce qui amène une augmentation des plaintes d’employés devant les tribunaux et le Conseil national des relations de travail (NLRB).

Selon des travailleurs, l’obligation de travailler au bureau peut être injuste, discriminatoire à l’égard des handicapés et même une mesure antisyndicale. Les employeurs qui ont mis fin au travail hybride, eux, soutiennent que le présentiel améliore la culture d’entreprise, la collaboration et la productivité. Selon certains avocats, ces procès pourraient faire jurisprudence et obliger les employeurs à réévaluer leurs politiques.

Malgré la volonté des entreprises, la proportion d’employés de retour en présentiel aux États-Unis n’a pas augmenté. En mars, près de 23 % de la main-d’œuvre travaillait en virtuel à temps complet ou partiel, contre 19,5 % un an plus tôt, selon le U.S. Bureau of Labor Statistics.

« L’enjeu du retour au bureau est loin d’être réglé », dit Dan Kaplan, associé chez Korn Ferry, une société de conseil en organisation. Certaines entreprises ont du mal à configurer des politiques tenant compte du fardeau des parents, soignants, personnes immunodéprimées et autres employés pouvant être désavantagés par le présentiel. Des employés ont manifesté leur mécontentement par divers moyens et semblent avoir décidé que les tribunaux sont « leur dernier recours », dit M. Kaplan.

Des actions en justice de plus en plus nombreuses

Le congédiement de M. Belval, en août 2023, a été le point culminant d’un conflit qui a duré des années. Il réclame son salaire, ses frais d’avocat et des dommages-intérêts pour le préjudice moral subi. Son employeur, le fabricant de sous-marins Electric Boat, une filiale de General Dynamics, a refusé de commenter.

PHOTO TIRÉE DU SITE D’ELECTRIC BOAT/GENERAL DYNAMICS

Zacchery Belval poursuit son ex-employeur, le fabricant de sous-marins nucléaires Electric Boat.

Selon l’avocat de M. Belval, Peter Goselin, il y a de plus en plus de poursuites intentées par des travailleurs qui tiennent au télétravail. Le procès de M. Belval doit déterminer si le présentiel est essentiel pour son travail ou si le télétravail est un aménagement « raisonnable », a-t-il déclaré.

Deux cours fédérales ont déjà statué en appel que le télétravail peut être considéré comme raisonnable, dit MGoselin. L’une a tranché en faveur de Dionne Montague, une employée des relations publiques souffrant d’une affection nerveuse, qui demandait à la Poste américaine de télétravailler certains matins et à se rendre au bureau l’après-midi. L’autre tribunal a donné raison à Joseph Mobley, un employé du service à la clientèle atteint de sclérose en plaques, qui demandait au St. Luke’s Health System de travailler de chez lui après que son état se fut aggravé.

« Le télétravail est capital pour les personnes handicapées ou malades », souligne MGoselin.

Le pouvoir collectif

Les plaintes ne portent pas toutes sur la santé. Des plaintes pour diverses pratiques déloyales de travail ont été déposées par des travailleurs du New York Times, de Google, de Cognizant, de X, de Grindr et du Washington Post. Les allégations étaient diverses : représailles pour contrer la syndicalisation ; congédiement illégal pour avoir critiqué publiquement l’ordre de rentrer au bureau ; refus de négocier l’enjeu du retour en présentiel.

PHOTO HAIYUN JIANG, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Les relations de travail se sont détériorées au Washington Post, où les employés ont fait la grève en décembre 2023.

Les deux quotidiens et X n’ont pas souhaité commenter l’affaire.

L’an dernier, l’appli de rencontres Grindr a perdu 45 % de ses employés après avoir exigé qu’ils déménagent à Chicago – à deux semaines d’avis – et travaillent au bureau deux jours par semaine. Les travailleurs ont alors déposé une plainte auprès du National Labor Relations Board.

Drew Brunning, un ex-ingénieur de Grindr qui vit à Middleton, dans le Wisconsin, a déclaré qu’il n’aurait pas pu déménager sa famille et inscrire sa fille dans une école de Chicago dans le délai requis de deux semaines. Il se souvient d’avoir pensé : « Ils nous mettent dehors parce qu’on a essayé de se syndiquer ».

« C’est l’option nucléaire, le genre d’action illégale qu’aucune entreprise n’essaierait, mais ils l’ont fait pareil », dit M. Brunning.

Grindr affirme avoir décrété le retour au bureau pour améliorer la collaboration et la productivité, ajoutant que la décision avait précédé le scrutin sur l’accréditation syndicale.

« C’est seulement après l’annonce du retour en présentiel que les employés ont commencé à signer des cartes syndicales », a indiqué la porte-parole Sarah Bauer, ajoutant que Grindr respecte le droit des employés à se syndiquer.

Des employés de YouTube Music affirment avoir vécu la même chose et ont déposé une plainte au NLRB.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU SYNDICAT AFL-CIO

Les travailleurs de Cognizant – un sous-traitant de Google – ont déclenché la grève avant d’être licenciés. Les employeurs ont alors demandé à certains travailleurs de former des sous-traitants à l’étranger, qui feraient leur travail, affirme une ex-employée.

Leurs employeurs, Google et Cognizant, ont annoncé le retour en présentiel graduel (deux jours par semaine, puis cinq jours par semaine) au bureau en décembre 2022, deux mois après une demande d’accréditation syndicale. Les employeurs ont également éliminé le droit de prendre des congés non payés, affirme une employée, Katie-Marie Marschner. Ces deux mesures les ont obligées, elle et d’autres collègues, à renoncer à d’autres emplois nécessaires pour joindre les deux bouts.

« Les gens pensent que les employés de la techno sont gâtés », a déclaré Mme Marschner, selon qui Google paie ses employés dix fois plus que ceux de ses sous-traitants comme Cognizant. « On ne peut pas vivre avec ce salaire, et imposer la navette domicile-travail nous plongeait encore plus dans la pauvreté. »

Les travailleurs ont déclenché la grève avant d’être licenciés. Les employeurs ont alors demandé à certains travailleurs de former des sous-traitants à l’étranger, qui feraient leur travail, a expliqué Mme Marschner.

Selon Cognizant et Google – qui conteste la désignation d’employeur conjoint –, les licenciements ont eu lieu après la fin normale d’un contrat commercial.

Pas gagné d’avance

Selon Melissa Atkins, avocate en relations de travail chez Obermayer, ses clients, qui sont des employeurs, ne considèrent pas les poursuites judiciaires comme un facteur important dans l’élaboration de leur politique de retour au bureau.

« Modifier ce type de politique est un droit de gérance », a déclaré MAtkins. « Je ne vois pas vraiment de base juridique pour contester ces politiques », dit-elle, à moins qu’il y ait une convention collective prévoyant le télétravail ou un contrat individuel garantissant le travail flexible.

Selon MAtkins, les employés qui contestent en cour le présentiel obligatoire ont toute une côte à remonter.

Malgré cela, Mme Marschner, l’ancienne employée de YouTube Music qui veut désormais devenir organisatrice syndicale, estime que le jeu en vaut la chandelle.

« En fin de compte, c’est un rapport de force, dit-elle. Or, il faut se syndiquer pour acquérir un pouvoir collectif. C’est la seule façon de sortir de ce pétrin. »

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