C’est d’abord un avis de recherche qui m’a appris que quelque chose n’allait pas dans la vie de mon ami Alexeï Medvedev.

Le 6 août, sa femme a lancé cet avis sur les réseaux sociaux. Elle n’avait plus de nouvelles depuis qu’il avait quitté la maison familiale en banlieue de Moscou, le 21 juillet, sans son téléphone cellulaire. Un trop long silence.

Le message s’est répandu comme une traînée de poudre sur la toile, dans toute la Russie, mais aussi dans le reste du monde. L’inquiétude aussi.

Mais où donc était passé cet éternel voyageur, grand amoureux du cinéma, organisateur et programmateur de festivals de films à travers l’immense Russie ? Comment ce père de trois enfants avait-il pu se volatiliser ? Et y avait-il un lien entre sa disparition et le contexte politique russe ? Ma tête, comme celle de beaucoup de ses amis – proches ou au loin –, s’est mise à surchauffer.

C’est à Téhéran que j’ai connu Alexeï. En 2001. Nous étions tous les deux au festival de Fajr. Lui pour choisir des films iraniens pour le Festival international du film de Moscou, moi pour faire un premier reportage dans le pays des ayatollahs. Le cinéma était ma porte d’entrée pour comprendre et raconter ce pays, qui, à l’époque, semblait vouloir s’ouvrir sur le monde. Son septième art était son meilleur ambassadeur.

« Et si tu venais parler de la renaissance du cinéma russe ? », m’avait proposé Alexeï, une étincelle dans l’œil, dans un restaurant de la capitale iranienne. Trois mois plus tard, je débarquais à Moscou.

Alors que la plupart des journalistes s’empressaient d’interviewer les stars hollywoodiennes en ville pour l’occasion – Woody Harrelson, Jack Nicholson –, je courais les films et les réalisateurs russes. Alexeï m’ouvrait toutes les portes.

Une complicité était née.

Notre amitié s’est développée au gré de mes nombreuses visites en Russie et de son unique visite à Montréal pour assister au Festival international du film pour enfants. Au cinéma Beaubien, j’ai découvert par les yeux de mon ami moscovite le Bestiaire de Denis Côté, dont il chantait les louanges. Il n’avait aussi que des éloges pour le travail de Denis Villeneuve. « Y a-t-il autant de talent que de Denis à Montréal ? », m’avait-il demandé avec son humour pince-sans-rire alors que nous marchions dans un parc Jean-Drapeau givré jusqu’à la moelle.

En 2015, lors d’un de mes reportages en Russie – cette fois pour m’intéresser au nouvel impérialisme de Vladimir Poutine (!) –, Alexeï et sa femme Natalia avaient organisé un grand souper dans leur maison de banlieue. Ils avaient invité un couple d’amis, propriétaires d’un hôtel désert depuis l’annexion de la Crimée par Moscou en 2014. Nous avions parlé du président russe et de son régime autoritaire. « Nous savons que nous ne vivons pas dans une démocratie, mais nous ne le sentons pas dans notre vie quotidienne. Nous voyageons, nous lisons ce que nous voulons sur l’internet, nous voyons les films que nous voulons », m’avait expliqué Alexeï. Le jour et la nuit avec le régime soviétique qu’il avait connu dans sa jeunesse. Tout le groupe acquiesçait.

Mais il a vite senti l’étau se resserrer dans les années qui ont suivi. Un de ses fils, mineur, a été arrêté et gardé en détention parce qu’il avait porté un t-shirt que les autorités ont interprété comme un soutien à Alexeï Navalny, le principal opposant au Kremlin. Cet épisode, m’a expliqué un ami commun, a eu un impact gigantesque sur Alexeï. Sa lucidité politique, mariée à un certain détachement, a cédé la place à une colère sourde.

C’est pour une chronique publiée dans ces pages que j’ai parlé à mon ami de vive voix pour la dernière fois. Les élections législatives de septembre 2021 battaient leur plein en Russie et Alexeï avait accepté de me donner une entrevue à partir d’un banc de parc de Saint-Pétersbourg. Il fustigeait les tricheries auxquelles s’adonnait le régime pour garder que le parti de Poutine, Russie unie, reste majoritaire à la Douma.

L’équivalent du parti unique pendant l’ère soviétique ? lui avais-je demandé. « C’est pire. En Union soviétique, le Parti communiste s’attendait à ce que nous nous conformions en surface aux idées politiques de l’État, mais nous pouvions parler à notre guise chez nous. Là, l’État est en mode propagande sans arrêt. Ma fille a 4 ans, elle va à la garderie et on lui impose des défilés militaires et une relecture de l’Histoire », dénonçait-il.

Il songeait à quitter la Russie. À contrecœur.

Il ne l’a pas fait.

Quelques mois plus tard, quand l’armée russe a envahi l’Ukraine, j’ai écrit à Alexeï pour savoir comment il vivait ce début de guerre. « Mal », m’a-t-il succinctement répondu, sans donner plus de détails. J’ai pris mes distances, craignant que des échanges avec une journaliste « étrangère » le mette dans l’embarras avec les autorités russes.

Le mois dernier, j’ai reçu la nouvelle de sa disparition comme un coup de couteau au cœur. Qu’a-t-il bien pu se passer ? « Non, il n’est pas victime d’une disparition forcée, m’a dit une de ses proches. Mais bien sûr, le contexte politique est trop lourd à porter pour lui. La guerre, le fait que la Russie est revenue des décennies en arrière et qu’il ne peut plus faire le travail auquel il a voué sa vie. Tout ça fait qu’il est constamment déprimé », m’a-t-elle écrit.

L’œuvre de la vie d’Alexeï, c’était d’amener le monde à la Russie et la Russie au monde par le cinéma.

Le 18 août, après deux semaines d’incertitude, j’ai reçu le message que je redoutais. La police a confirmé qu’Alexeï était mort, percuté par un train.

Dans quelles circonstances ? Par pudeur, ses proches restent flous.

Au lieu de parler de sa mort, ils préfèrent parler de sa vie. Ses funérailles ont eu lieu jeudi dernier au Dom Kino, la maison du cinéma du centre de Moscou. Je n’ai pas pu y assister puisque les portes de la Russie ne me sont pas ouvertes.

J’ai contacté Denis Côté et Denis Villeneuve. Tous les deux ont pris le temps de me répondre. Le réalisateur de Dune se souvient d’un Alexeï « chaleureux et bienveillant ». Denis Côté, lui, se souvient d’un Alexeï « très mélancolique et flottant » quand il a participé à un de ses festivals à Arkhangelsk il y a quelques années. « Il savait qu’il était toujours à un coup de fil de voir sa licence révoquée par les autorités », dit Denis Côté. « Avec sa mort et la guerre en Ukraine, ça aura été mon dernier voyage en Russie », dit le créateur d’Un été comme ça.

Beaucoup de gens que j’ai connus en Russie par mon travail sont morts. Certains de pauvreté ou de surdose pendant l’ère Eltsine. D’autres, comme Boris Nemtsov, Anna Politkovskaïa, Natalia Estemirova, ont été assassinés pendant le règne de Vladimir Poutine. Chaque fois, j’ai eu un pincement au cœur.

Cette fois, c’est différent. J’ai la nette impression qu’on m’a volé un proche, un de mes derniers liens tangibles et durables avec la Russie que j’ai tant aimée. Je suis en deuil d’un ami, certes, mais aussi d’un pays.