Êtes-vous déjà allé à Ogunquit ? Si oui, vous connaissez le Marginal Way, ce sentier qui longe la mer et offre de superbes paysages. J’y étais il y a quelques semaines. Au milieu du parcours, je me suis assis sur un banc face à des rochers qui affrontent l’eau froide du Maine.

Un couple est venu s’asseoir à deux mètres de moi sur un autre banc. Ils ont composé un numéro sur leur portable et ont entamé une conversation en mode haut-parleur avec une interlocutrice.

L’envoûtant son des vagues a dû battre en retraite et céder sa place à un désagréable récital de voix nasillardes au ton lyrant. Je n’en revenais pas ! Mes regards soutenus en leur direction n’ont rien su changer.

J’étais en beau joual vert. Ces gens sont entrés dans ma bulle et ont troublé ma quiétude dans la plus crasse des insouciances.

Les conversations en mode haut-parleur dans les lieux publics sont devenues un véritable fléau. Le phénomène est une norme chez nos voisins du Sud et prend de l’ampleur partout. Je pense à ces touristes qui hurlent aux membres de leur famille le programme de leur journée.

D’ailleurs, on ne raconte plus ses voyages, on fait vivre chaque petit moment dans l’instant présent. On ne prend plus la peine de choisir des mots pour sublimer les souvenirs, on montre en direct ce que l’on vit à la manière des réseaux d’information continue.

Un vox pop avec ça ?

Chez nous, les supermarchés pullulent de gens discutant à voix haute avec leur conjoint au sujet de la liste d’épicerie. « Prends pas la forte, prends la douce, celle avec l’étiquette jaune », ai-je pu entendre d’un téléphone qui m’a donné envie de le sacrer dans le bac à homards.

Quand mon père faisait la « commande » le jeudi soir, il n’avait pas de téléphone. Il achetait, il se trompait de sorte de Pop-Tarts, on l’engueulait et c’était réglé.

Je vous parle de conversations, mais que dire des gens qui regardent des émissions ou des films sur leur téléphone avec le volume à plein régime dans l’autobus ou le métro ? Une calamité !

C’est à croire qu’on a oublié qu’il existe un récepteur que l’on peut coller sur notre oreille ou que les boutiques d’électronique se fendent en quatre pour nous vendre des casques d’écoute.

D’où vient cette tendance ? À quoi est-elle reliée ? Est-ce un manque de savoir-vivre ? Un besoin de marquer sa présence, de dire « j’existe » ?

On vit dans un monde où les sources de bruit se multiplient. On ne cesse d’en découvrir de nouvelles (parlez-en aux résidants qui vivent près des rails du REM). Bien sûr que deux personnes qui échangent sur un cellulaire, ça n’a rien à voir avec un marteau-piqueur, mais est-ce qu’on s’entend pour dire qu’une conversation qui nous est imposée dans l’espace public est un solide irritant ?

Les portables font partie de nos vies, ils sont même une forme d’extension à notre corps. Au Québec, 81 % des adultes possèdent un téléphone intelligent*. Mais leur utilisation et leur place devraient faire l’objet d’une profonde réflexion. Malheureusement, on dirait que notre dépendance à cet objet a pris totalement le dessus.

J’utilise le mot dépendance, mais je devrais plutôt parler de diktat du téléphone, ce que le philosophe italien Maurizio Ferraris, qui a beaucoup réfléchi à la question, qualifie de « mobilisation générale ». Le cellulaire nous impose une forme de « militarisation », aime-t-il à dire.

Autrefois, on pouvait dire : « Je te rappelle ce soir. » Maintenant, on doit répondre, peu importe ce qu’on fait et où on est. La barrière entre vie privée et vie publique a sauté. On peut pénétrer dans la bulle de l’autre quand on veut et l’autre a l’obligation de nous y laisser entrer.

Cinquante ans après sa création (par Martin Cooper, ingénieur chez Motorola), le téléphone portable a fait de nous de bons soldats toujours prêts à se mettre au garde-à-vous.

Ah ! le fameux devoir de réponse ! T’es où ? Tu fais quoi ?

Alors, quand on parle de liberté et de mobilité, laissez-moi rire.

Notre rapport avec le téléphone est hautement culturel. Un ami me disait que les Japonais ne parlent pas à voix haute sur leur cellulaire en public. En Allemagne, une tendance veut qu’on mette de côté les ordis et les portables quand arrive la fin de semaine.

Et nous, qu’attendons-nous pour changer les codes ? Les gens qui arrivent au resto avec des amis et qui posent leur téléphone sur la table comme s’ils étaient des cardiologues de garde, ceux qui prennent un appel non urgent et qui étirent la conversation devant les autres, ceux qui se penchent sur leur téléphone au moindre nouveau message.

Et si on commençait par éteindre le haut-parleur ? Ça serait un bon début.

D’ailleurs, vous ne trouvez pas aberrant que l’on protège la confidentialité de nos conversations lorsque nous sommes au resto, mais que, quand on est au téléphone, on n’hésite pas à les exposer à n’importe qui ?

Ça me rappelle que je devrais voir mes amis plus souvent au resto.

* Enquête NETendances de l’Académie de la transformation numérique (ATN) intitulée L’usage des appareils mobiles au Québec, mai 2021.