« Et si tu n’existais pas, dis-moi pourquoi j’existerais ? »

Rashid devait avoir 10 ans quand, dans sa Syrie natale, il a entendu pour la première fois le célèbre refrain de Joe Dassin sur les ondes de Radio Monte-Carlo.

Il ne comprenait pas un mot de français, mais il se rappelle avoir été charmé par le romantisme de la chanson. Dès lors, il s’est fait une promesse : un jour, il apprendrait le français.

Trente-cinq ans plus tard, Rashid a tenu promesse dans des circonstances aussi tragiques que belles, qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Grâce à 12 marraines du Québec qui ont remué ciel et terre pendant cinq ans pour accueillir à Montréal sa famille forcée de fuir son pays en guerre, Rashid, sa femme Lamis et leurs quatre enfants ont pu recommencer leur vie – et apprendre à rêver et à chanter en français – dans un pays en paix.

PHOTO FOURNIE PAR JENNIFER LYS GRENIER

La famille profite d’une balade en forêt, loin de la guerre qui déchire son pays d’origine.

« Elles ont sauvé la vie de mes enfants. Elles leur ont donné un avenir. Je ne pourrai jamais remercier suffisamment Jennifer et son groupe de marraines », me dit Rashid, qui après avoir complété ses cours de francisation, est aujourd’hui inscrit à une formation collégiale en français dans l’espoir de pouvoir travailler en ressources humaines, comme il le faisait en Syrie.

Jennifer Lys Grenier est celle par qui cette fabuleuse histoire a été rendue possible. En 2016, lorsqu’elle a vu passer l’appel à l’aide d’une certaine Lamis qui cherchait à fuir la guerre en Syrie et à offrir une vie paisible à ses enfants, elle a senti qu’elle ne pouvait détourner le regard.

« Je sais que nous ne sommes pas les seuls au monde à vivre cette situation, mais j’espère pouvoir faire partie de ceux que vous pourrez aider à survivre », avait écrit Lamis.

Pour Jennifer, qui travaille auprès de personnes réfugiées – elle est coordonnatrice de la Clinique pour la justice migrante à Montréal –, aider cette famille à survivre par l’entremise du programme de parrainage privé était une façon de se sentir, comme citoyenne, un peu moins impuissante face à la marche du monde.

Devant la guerre, les iniquités, la fermeture des frontières, la crise humanitaire qui pousse des humains à risquer leur vie sur des embarcations de fortune en Méditerranée, elle voyait l’occasion de poser un geste très concret pour une famille.

Qui embarque ? a-t-elle demandé à ses amies. Très vite, une douzaine de marraines ont levé la main sans s’imaginer qu’entre le moment où elles l’avaient levée et le moment où l’avion des Syriens atterrirait à Montréal, leurs enfants auraient le temps de les dépasser d’une tête.

PHOTO FOURNIE PAR JENNIFER LYS GRENIER

En 2016, Jennifer Lys Grenier a réuni une douzaine de marraines prêtes à accueillir une famille de réfugiés syriens. Elles ont levé la main sans s’imaginer qu’entre le moment où elles l’avaient levée et le moment où l’avion des Syriens atterrirait à Montréal, leurs enfants auraient le temps de les dépasser d’une tête.

Les marraines ont déposé leur demande en décembre 2016. Après bien des tracasseries bureaucratiques, des bouts de dossier perdus et des espoirs déçus, elles pensaient finalement pouvoir accueillir leur famille syrienne en mars 2020. Et puis, bang ! La pandémie a frappé. Les frontières ont été fermées.

« On a commencé à perdre espoir », me dit Rashid.

Après bientôt dix ans de guerre, la famille, dont la vie était alors en suspens en Turquie, avait la douloureuse impression de revenir à la case départ.

« Mais Jennifer et le groupe nous disaient : “Ne paniquez pas ! On est encore là pour vous et on va continuer de vous soutenir.” Leur parler, c’était comme entendre le son de l’espoir. »

Près de deux ans ont passé encore. Et puis, un jour d’hiver, l’espoir est devenu tangible avec une date de départ et des billets d’avion pour Montréal. Rashid et Lamis ont annoncé la bonne nouvelle à leurs enfants et célébré au téléphone avec leurs marraines. « C’était un moment de grande émotion. De part et d’autre, on était vraiment excités ! », raconte Jennifer, qui est émue en l’évoquant.

C’est finalement le 16 mars 2022, plus de cinq ans après s’être engagées dans ce projet, que les marraines ont pu serrer dans leurs bras Rashid, Lamis et leurs quatre enfants : Ayah, Obada, Adam et Sara.

PHOTO FOURNIE PAR JENNIFER LYS GRENIER

Le 16 mars 2022, après plus de cinq ans d’attente, des marraines, fébriles ont pu serrer dans leurs bras Rashid, Lamis et leurs quatre enfants. Le comité d’accueil à l’aéroport incluait (de g. à d.) Audrey Murray, Myléna Bergeron, Anick Druelle, Jennifer Lys Grenier, Pascale Bouchard et Anie Lafrance.

« On était là avec nos ballons, notre banderole… Et on s’est toutes mises à pleurer. On était super émotives. Et eux aussi », raconte Pascale Bouchard, enseignante et marraine responsable du volet éducatif, qui faisait partie du comité d’accueil à l’aéroport.

Au médecin qui lui a demandé comment il allait peu de temps après son arrivée au Québec, Rashid a confié qu’il se sentait en état d’ivresse même s’il n’avait rien bu. « Je me sens ivre de bonheur. »

Aujourd’hui encore, alors que le parrainage est en principe terminé – les marraines étaient tenues de soutenir financièrement la famille durant un an –, il mesure sa chance d’avoir autour de lui des fées marraines qui continuent de veiller sur sa famille.

Le parrainage est officiellement fini. Mais l’amitié ne finira jamais.

Rashid

Jennifer me confie avoir le même sentiment. « On est liés par quelque chose de bien singulier », dit-elle, en faisant allusion à ce sentiment qui soude à jamais les gens ayant traversé ensemble quelque chose hors du commun, transformant leur vie à tout jamais.

Si le parrainage a le pouvoir de changer la vie d’une famille, ce n’est pas une aventure à sens unique, soulignent les marraines.

« On n’est pas juste dans le don, mais dans l’échange », observe Pascale, qui trouve dans l’incroyable résilience de cette famille une source d’inspiration.

« Leurs efforts d’intégration, c’est ce qui me touche le plus », renchérit Joanne Comte, la marraine chargée d’amasser des fonds pour soutenir la famille.

Un jour d’été, autour d’un repas chez Joanne Comte, Rashid a eu envie de chanter ses progrès en français à ses marraines adorées. Sous leur regard ému et amusé, il s’est mis à chanter du Joe Dassin.

« C’est la première chose que j’ai voulu faire après avoir appris un peu de français : retrouver les chansons que j’écoutais enfant et en chanter une à mon groupe ! »

Il se met à chanter : « Et si tu n’existais pas… »

Rashid me dit qu’il n’y a pas de mots assez puissants pour exprimer sa gratitude à ses marraines. Si elles n’existaient pas, justement, il ne sait pas comment ses enfants auraient pu aspirer à une deuxième vie si prometteuse.

« Quand je repense au fait que mes enfants risquaient de mourir et qu’aujourd’hui, ils vivent en sécurité, ont droit à la dignité et à la liberté, je sais que c’est d’abord et avant tout grâce à Jennifer et son groupe de marraines. »

Leur histoire n’est pas exactement un long fleuve tranquille. Elle est faite de deuils, d’épreuves et de nouveaux défis. Mais c’est surtout une histoire pleine d’amour et d’espoir, souligne Rashid.

« C’est une histoire qui était prometteuse dès le premier jour et le sera jusqu’à la fin de nos jours. Et la beauté de la chose, c’est que ce n’est pas une histoire inventée comme dans les films d’Hollywood. C’est la réalité à 100 %. Rien d’inventé ! »

Avec, comme trame sonore, une chanson française qu’il peut chanter en chœur avec ses marraines en rigolant.