Vous souvenez-vous du ciel couleur d’apocalypse, du smog recouvrant Montréal, des communautés entières évacuées en catastrophe, des autorités exhortant la population à rester à l’intérieur, surtout à ne pas trop bouger, de l’annulation de l’Ironman de Mont-Tremblant à moins d’une heure du départ parce que, tout de même, ces athlètes-là ne sont pas vraiment des surhommes ?

Je sais bien que ça ne fait même pas un mois. Mais avouez qu’on perd le fil des cataclysmes climatiques. Depuis les ravages des incendies de forêt dans le nord du Québec, nous avons eu droit à des inondations, à des glissements de terrain, à des tornades, à des pluies torrentielles, à la journée la plus chaude jamais enregistrée sur la planète…

Et l’été ne fait que commencer. Préparez-vous, préviennent les scientifiques, parce que ça va chauffer. Littéralement.

Je sais bien, aussi, que nous ne les écouterons pas. Pas assez, en tout cas. La fin du monde orangée de la fin du mois de juin est déjà oubliée. Déjà, nous voilà de retour à la programmation régulière. Nous préférons parler de la pluie et surtout du beau temps, comme s’il n’y avait pas péril en la demeure.

Comme si les temps n’étaient pas complètement fous.

C’est la « nouvelle normalité », expliquent les spécialistes du climat. Il y aura de plus en plus de phénomènes météorologiques extrêmes. Et ils seront de plus en plus violents. Nous n’avons encore rien vu.

Le problème, c’est que nous avons déjà l’impression d’en avoir trop vu. C’est un peu comme pour les fusillades, aux États-Unis. Autrefois, chaque tuerie provoquait un choc immense. Plus maintenant. Ces massacres à la chaîne sont devenus la nouvelle normalité. Nous sommes désensibilisés. Blasés, même. Combien de morts ? Y avait-il des enfants ? Non ? Ah bon, ce n’est pas si grave, alors…

Vous me trouvez cynique ? Ne me dites pas que vous n’avez pas perdu le compte, vous aussi. C’est un réflexe parfaitement humain : on s’adapte à l’adversité. À la longue, on devient confortablement engourdi, comme dans la chanson de Pink Floyd. Ça vaut pour les tueries comme pour les désastres climatiques.

Dans le film Une vérité qui dérange, Al Gore, l’ancien vice-président des États-Unis, racontait la fable de cette grenouille, peinarde dans une casserole d’eau froide qu’on fait chauffer lentement. Peu à peu, le pauvre batracien s’engourdit, sans se rendre compte du danger mortel qui le guette.

« Notre système nerveux collectif est comme le système nerveux de cette grenouille, disait Al Gore. Ça prend une secousse soudaine, parfois, pour que nous prenions conscience d’un danger. Si ça semble graduel – même si en réalité, ça survient rapidement –, nous sommes capables de rester assis sans répondre, sans réagir. »

Une vérité qui dérange est sorti en 2006. À l’époque, l’eau était encore tiède. Dix-sept ans plus tard, elle bout à gros bouillons. La grenouille métaphorique n’est pas seulement ébouillantée ; elle est cramée au fond de la casserole.

L’année 2023, paraît-il, sera la plus chaude de tous les temps. Et ce ne sera pas la faute à El Niño, quoi que chante Plume Latraverse. Enfin, pas seulement. Bien sûr, ce phénomène climatique contribuera au problème. Son souffle chaud, combiné aux cochonneries crachées par nos cheminées et nos pots d’échappement, fera cuire la planète comme jamais. La chaleur extrême provoquera à son tour une cascade de catastrophes climatiques à travers le monde.

C’est déjà trop bien commencé. Dans le sud des États-Unis, des « dômes de chaleur » font rôtir des villes entières, comme dans une sorte de four à convection. La Chine ouvre d’anciens abris antiaériens pour permettre à sa population d’échapper à un nouvel ennemi : la chaleur implacable. L’Inde ferme des écoles pour éviter aux enfants d’être emportés par une monstrueuse mousson.

Des records de température sont fracassés aux quatre coins du monde. Je vous le dis, on perd le fil. On s’engourdit. Ça me fait penser à ce sketch de RBO, dans lequel Yves P. Pelletier, parodiant Sophie Thibault, annonce à TVA : « On passe aux nouvelles internationales. » Suivent quatre secondes de pur chaos, avant de revenir promptement à la fausse cheffe d’antenne : « Ouf. De retour chez nous. »

Comme les lointains conflits, les désastres climatiques s’entrechoquent dans un furieux maelström. Sauf que maintenant, on ne peut plus se contenter de fermer la télé et de faire comme si nous n’étions pas concernés. On ne peut plus s’obstiner sur la fonte de glaciers ou sur une menace plus ou moins hypothétique.

Les changements climatiques se passent ici, maintenant.

Plus que jamais, nous avons les deux pieds dedans.

Nos têtes vont s’adapter ; elles s’adaptent déjà. Nos infrastructures, aussi, mais ça sera plus long.

Le problème, c’est qu’on manque de temps. Il faut non seulement adapter nos communautés de toute urgence, mais tout faire, aussi, pour changer le cours des choses, dès maintenant, avant que le cataclysme ne devienne encore plus cataclysmique.

L’heure n’est plus aux compromis. Nos gouvernements ne peuvent plus promettre à la fois de réduire les émissions et de construire des pipelines.

« Pour être cohérents, on cesserait idéalement d’approuver les nouveaux projets d’exploitation d’énergie fossile », écrivait cette semaine Marc-André Viau, directeur des relations gouvernementales chez Équiterre, dans notre section Débats1. J’ai bien peur que nous refusions de faire ça, au nom du gros bon sens.

Même si ça n’a plus de sens, ce qui se passe, sous nos yeux.

1. Lisez « Réchauffement climatique : l’adaptation pour éviter la perte de contrôle »