Sur le plateau de télé, l’ambiance est bon enfant. « Pourquoi vous êtes-vous spécialisé dans les lycéennes et les minettes ? », demande l’animateur Bernard Pivot à Gabriel Matzneff. Les invités s’esclaffent. L’écrivain, lui, pavoise. Il préfère fréquenter des filles qui ne sont pas encore « durcies par la vie », explique-t-il en souriant. Une fille plus jeune, voyez-vous, est « plus gentille, même si elle devient très, très vite hystérique et aussi folle que quand elle sera plus âgée ».

Et ça continue comme ça. Et tout le monde rigole sur le plateau.

Tout le monde, sauf Denise Bombardier.

« Moi, je crois que je vis actuellement sur une autre planète », commence-t-elle d’une voix calme, mais ferme. Elle pourrait se taire ; après tout, elle a beaucoup à perdre. Nous sommes en mars 1990, sur le plateau de l’émission littéraire Apostrophes. Au sein de l’intelligentsia française, on tolère encore, au nom de la littérature, qu’un écrivain pédophile puisse documenter ses conquêtes adolescentes dans un bouquin. Et même qu’il s’en vante à la télé.

« Moi, M. Matzneff me semble pitoyable », reprend Denise Bombardier, qui passe à l’attaque : « M. Matzneff nous raconte qu’il sodomise des petites filles de 14 ans, de 15 ans, que ces petites filles sont folles de lui. On sait bien que des petites filles peuvent être folles d’un monsieur qui a une certaine aura littéraire. D’ailleurs, on sait que les vieux messieurs attirent les petits enfants avec des bonbons… »

À ses côtés, l’écrivain français vacille, bafouille, tente une lamentable riposte : « Je vous interdis de porter ce genre de jugement ! D’abord parce qu’un livre, c’est une écriture, c’est un ton, c’est un univers… »

Denise Bombardier lui sert alors le coup fatal : « La littérature ne peut pas servir d’alibi. Il y a des limites, même à la littérature. »

Gabriel Matzneff est terrassé. Contre les mots indignés, vrais et courageux d’une grande dame de la communication, il n’a eu aucune chance.

Je me souviendrai de Denise Bombardier, figure incontournable du monde médiatique québécois des 50 dernières années, pour ce moment de télé incroyablement satisfaisant, un extrait que je pourrais écouter en boucle tellement c’était bien envoyé. Pour ça, et pour le bouquet de fleurs.

Ce n’est pas pour me vanter mais, oui, Denise Bombardier m’a déjà envoyé des fleurs. Un gros bouquet rose, pour me féliciter d’une chronique publiée en février 2021. Le texte en question écorchait l’Université McGill pour le clientélisme dont elle avait fait preuve en remboursant le cours de deux étudiantes en littérature qui s’étaient plaintes d’avoir lu l’expression « travailler comme des nègres » dans un vieux roman à l’étude – et en leur accordant les crédits pour le cours abandonné !

Lisez la chronique « Le clientélisme, c’est ça »

Madame B. avait trouvé ça extraordinaire. D’où le bouquet, livré chez moi. C’était… déroutant. Une chroniqueuse qui envoie des fleurs à une chroniqueuse d’un journal concurrent, franchement, je ne pensais pas que ça puisse exister.

PHOTO FOURNIE PAR ISABELLE HACHEY

Le bouquet de fleurs envoyé à notre chroniqueuse par Denise Bombardier en février 2021

Et puis, je l’avoue, c’était un peu intimidant. Parce que, d’aussi loin que je me souvienne, Madame B. avait fait partie de mon paysage médiatique.

Première femme animatrice d’une émission d’affaires publiques – Noir sur blanc, à Radio-Canada, de 1979 à 1983 –, elle avait fait sa place dans un monde d’hommes. Mieux, elle avait ouvert la voie aux autres femmes journalistes.

C’était un esprit libre, qui menait des interviews intelligentes, parfois émouvantes, toujours intéressantes, avec les plus grands de ce monde.

Mais ce bouquet, c’était surtout inattendu, parce que je suis loin de partager toutes les opinions que Mme Bombardier a émises, au cours des dernières années, dans les pages du Journal de Montréal. La chroniqueuse pourfendait avec la fougue qu’on lui avait toujours connue ce qu’elle considérait être les excès du wokisme. C’est un courant idéologique dont je ne nie pas l’existence. À mon avis, toutefois, il ne s’agit pas d’une menace existentielle, comme Denise Bombardier semblait encline à le croire.

Ça m’a frappée en écoutant l’interview d’une heure qu’elle a accordée en mai à Stéphan Bureau, pour la balado Contact. Elle y tenait des propos terriblement pessimistes sur un Québec qu’elle ne reconnaissait plus. « Je n’avais pas imaginé une pareille débandade. Jamais ! », s’exclamait-elle. « On est dans une période très, très sombre de l’histoire. » Et puis, cette prédiction : « C’est lourd, ce silence qui va provoquer quelque chose dans les années à venir, qui va être d’une extrême violence, c’est que la majorité silencieuse ne pourra pas supporter ce qu’elle voit. »

Visionnez l’interview de Denise Bombardier

Je ne souscris pas à cette sombre vision des choses. J’ose espérer que le Québec de demain sera meilleur que ça. Et j’ose l’écrire ici, au lendemain de la mort de Denise Bombardier, parce que je sais qu’elle aurait aimé en débattre. C’est ce qu’elle aimait par-dessus tout, le débat. La polémique. La controverse. Surtout pas les consensus mous.

Adieu, Madame B. Et merci pour les fleurs.