« Ça ne correspond vraiment pas à la réalité. »

Un étudiant de McGill a laissé ce message, il y a quelques jours, dans la boîte vocale de La Presse. Il venait de lire ma chronique du 29 janvier à propos d’une chargée de cours en littérature accusée de racisme après avoir présenté une œuvre contenant un mot offensant. « C’est vraiment aberrant, s’indignait-il, à quel point c’est faux ! »

Je l’ai rappelé. Il m’a raconté sa version des faits. J’ai interviewé deux autres étudiantes, dont l’une, noire, a déposé une plainte officielle contre la chargée de cours auprès de l’Université McGill. J’ai lu sa description écrite des évènements. J’ai écouté l’enregistrement audio du cours.

Et puis ?

Et puis, rien. Je ne vous ai pas raconté de bobards. Mais j’en ai appris davantage sur la façon lamentablement timorée dont l’Université McGill a traité cette affaire.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

« Alors, voilà. À l’Université McGill, vous pouvez vous inscrire à un cours de littérature, vous plaindre de la présence d’un mot dans le premier roman à l’étude, être évalué sur un autre roman, abandonner le cours, vous faire rembourser ET obtenir vos crédits pour le cours abandonné », remarque Isabelle Hachey.

Mais d’abord, un rappel des faits : en classe, une étudiante se plaint d’avoir lu une expression choquante dans Forestiers et voyageurs, un roman écrit en 1863. La chargée de cours cherche sans trop comprendre, puis tombe sur l’expression « travailler comme des nègres », page 99. La prof s’excuse. Le mot lui glisse des lèvres. S’ensuit un malaise…

> (Re)Lisez « Les mots tabous, encore »

Le cours a eu lieu par Zoom, le 28 septembre. Ici, un rectificatif s’impose : tous les étudiants n’ont pas éteint leur caméra quand la discussion s’est mise à déraper, comme je l’ai rapporté par erreur. Seule une partie d’entre eux l’ont fait.

Pour le reste, les faits sont essentiellement les mêmes, dans la version de la prof comme dans celle des étudiants. Le tout corroboré par un enregistrement.

Les faits sont les mêmes… mais pas les perceptions.

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Pour la chargée de cours, cette confrontation virtuelle fait partie des « pires minutes de [sa] vie ». Dans les mois qui ont suivi, elle a dû passer au crible les huit romans québécois au programme afin d’identifier les mots qui pourraient éventuellement choquer ses étudiants.

Pour l’une des deux étudiantes ayant porté plainte – et ayant également requis l’anonymat –, il a été « très traumatisant » de lire une expression raciste sans avoir été avertie de sa présence dans le bouquin.

Elle a eu l’impression que les excuses de la chargée de cours n’étaient pas sincères et qu’en cherchant à se justifier, cette dernière avait tenté de minimiser le traumatisme que lui avait infligé la lecture de ladite expression.

« L’étudiante qui a vécu ça, après, je lui ai parlé, et elle en pleurait de la situation, m’a juré l’une de ses collègues. Ça l’avait véritablement affectée. »

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Samuel Veissière est anthropologue et professeur au département de psychiatrie de l’Université McGill.

En tant que prof, il s’inquiète de la tendance, observée sur de nombreux campus, à vouloir gommer les mots et les débats qui rendent les étudiants mal à l’aise.

Mais en tant qu’anthropologue, il trouve ça fascinant. « Il y a vraiment de nouvelles croyances culturelles selon lesquelles les mots et les idées peuvent nous traumatiser. Il ne s’agit pas de porter un jugement moral ; la constatation empirique, c’est qu’effectivement, les étudiants sont plus fragiles, ils souffrent beaucoup plus de troubles de santé mentale. »

Samuel Veissière se dit convaincu que la « culture de la censure, des safe spaces et de la surprotection », loin de protéger les étudiants contre les micro-agressions, nuit gravement à leur santé mentale.

« La montée de cette culture est liée à une génération d’enfants-rois, croit-il. Leurs parents ont toujours réglé leurs problèmes et ils exigent un peu la même chose des universités. Si on leur donne ce qu’ils demandent, on ne leur rend pas service, à ces étudiants. »

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Le problème avec les perceptions, c’est qu’elles sont éminemment subjectives. On peut leur faire dire tout et n’importe quoi.

Dans la plainte écrite contre la prof de littérature, on affirme que son « rejet constant des sentiments de l’étudiante était manifeste et très violent ».

Ma propre perception ? Ça ne tient pas la route. Dans l’enregistrement, la prof s’excuse à plusieurs reprises. Elle admet qu’elle aurait dû mentionner la présence du mot. Elle ne sait plus où se mettre.

C’est tout sauf « très violent ».

Dans la plainte, on reproche à la prof de ne pas être à l’écoute des étudiantes, tout en jugeant « extrêmement inacceptable » qu’elle ose leur demander leur avis sur la question…

On dénonce son « harcèlement » à l’endroit des étudiantes parce qu’elle sollicite – en vain – leur participation en classe…

On qualifie son courriel d’excuses de « Band-Aid sur un volcan en éruption » et on s’interroge sur la pertinence d’y évoquer « Céline Dion et son passé antisémite »…

(En fait, la prof faisait référence à Louis-Ferdinand Céline, mais peu importe, puisque selon la plainte, cette tentative d’élargir la discussion niait l’intervention d’une étudiante, qui avait souligné en classe que tout débat à ce sujet la rendait « très inconfortable ».)

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Au risque de la rendre très inconfortable, j’ai demandé à l’étudiante qui a rédigé cette plainte ce qu’elle ferait, si elle était prof de littérature, pour s’assurer que personne ne soit choqué par le contenu des romans à l’étude. Après tout, la littérature ne manque pas de méchants, de racistes, de meurtriers, de violeurs et de parents incestueux…

Elle m’a répondu qu’elle rédigerait des trigger warnings pour chaque mot, chaque scène problématique. « C’est le moins qu’on puisse faire pour respecter nos élèves. »

Par courriel, elle a ensuite tenu à préciser que « la violence sexuelle, l’inceste et d’autres évènements traumatisants ne sont pas comparables au racisme. Celui-ci est un système extrêmement complexe et qui date de très longtemps ».

Peut-être. Mais c’est aussi une question… de perceptions, j’imagine.

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« Moi, depuis le début, tout ce que je voulais vraiment, c’était juste une excuse sincère », m’a assuré cette étudiante.

La prof a beau s’être excusée à profusion en classe, puis par courriel, elle considère ne jamais avoir reçu d’excuses « sincères ».

Les faits, ici, n’ont pas d’importance. Seules les émotions comptent.

Les deux étudiantes qui ont porté plainte ont pu faire le compte rendu de Maria Chapdelaine plutôt que de Forestiers et voyageurs. Peu après, elles ont abandonné le cours. On était encore en début de session.

L’Université McGill leur a donc remboursé le cours.

Mais pas seulement.

« On avait complété un projet avec l’enseignante, elle l’avait corrigé et moi et ma collègue l’avions passé. Donc, on a demandé comme quoi la note de ce premier projet soit la note pour le restant de notre session. »

« Après beaucoup de temps et de pressions », dit-elle, l’Université a obtempéré. (McGill n’a pas commenté, affirmant ne pas être légalement autorisée à le faire.)

Alors, voilà. À l’Université McGill, vous pouvez vous inscrire à un cours de littérature, vous plaindre de la présence d’un mot dans le premier roman à l’étude, être évalué sur un autre roman, abandonner le cours, vous faire rembourser ET obtenir vos crédits pour le cours abandonné.

Vous continuerez à tout ignorer de Céline, mais le vénérable établissement d’enseignement vous accordera la note de passage, avec ses compliments.