La désertion du centre-ville qui guette Montréal, Calgary la vit depuis des années. Avec le tiers de ses bureaux vacants, la métropole albertaine a agi radicalement pour stimuler leur conversion en logements. Le succès de son programme dépasse toutes les attentes. Simplification extrême de la bureaucratie, subventions généreuses, flexibilité : Montréal devrait prendre des notes.

Chasser la bureaucratie pour rescaper le centre-ville

Les rues sont presque vides en ce mardi matin de février au centre-ville de Calgary. À l’exception des voitures – surtout des camionnettes – qui arrivent par vagues, et des rares passants sur les trottoirs, c’est le calme plat.

Le degré d’activité augmente de plusieurs crans à l’angle de la 5Avenue et de la 8Rue, dans l’ouest du quartier des affaires. Des travailleurs de la construction percent de larges embrasures dans un immeuble brun et moche des années 1970, l’ancien siège albertain de SNC-Lavalin qui était à l’abandon depuis des années. D’autres ouvriers installent des balcons.

  • L’ancien siège albertain de SNC-Lavalin sera converti en 112 logements locatifs.

    PHOTO JEFF MCINTOSH, COLLABORATION SPÉCIALE

    L’ancien siège albertain de SNC-Lavalin sera converti en 112 logements locatifs.

  • Maxim Olshevsky, président du groupe immobilier Peoplefirst, pilote la conversion du bâtiment.

    PHOTO JEFF MCINTOSH, COLLABORATION SPÉCIALE

    Maxim Olshevsky, président du groupe immobilier Peoplefirst, pilote la conversion du bâtiment.

  • Les ouvriers à l’œuvre sur le chantier

    PHOTO JEFF MCINTOSH, COLLABORATION SPÉCIALE

    Les ouvriers à l’œuvre sur le chantier

  • Maxim Olshevsky a acheté l’immeuble en février 2022. Il a obtenu son permis de construction en deux mois. Et lancé les travaux en septembre dernier.

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    Maxim Olshevsky a acheté l’immeuble en février 2022. Il a obtenu son permis de construction en deux mois. Et lancé les travaux en septembre dernier.

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Maxim Olshevsky, président du groupe immobilier Peoplefirst, pilote la conversion du bâtiment en 112 logements locatifs. Il a acheté l’immeuble en février 2022. Obtenu son permis de construction en deux mois. Et lancé les travaux en septembre dernier.

Un processus éclair – moins de huit mois – comme on en voit rarement dans le monde de la construction.

« Là où il y a une volonté, il y a une possibilité », me dit en riant l’entrepreneur de 35 ans, qui a immigré d’Ukraine à l’adolescence, pendant une visite du chantier.

La volonté, ici, ne manque pas. La Ville a été forcée d’en faire preuve.

Ma dernière visite à Calgary remontait à 2012, à la fin du boom pétrolier qui avait fait de l’Alberta le nouveau moteur économique du pays. À l’époque, la province de l’Ouest attirait des travailleurs par milliers. Les entreprises étaient en expansion, les investissements pleuvaient, et le centre-ville était plein à craquer.

Le taux d’inoccupation des bureaux est descendu jusqu’à 1 % – nettement en deçà du seuil de 7 % ou 8 % jugé souhaitable dans le marché immobilier commercial. « Il y avait des grues partout, on ne pouvait pas construire assez vite pour répondre à la demande », se rappelle Natalie Marchut, directrice du développement et de la stratégie à la Ville de Calgary.

Les cours pétroliers ont chuté en flèche à partir de 2014. Et avec eux, toute la vitalité du centre-ville. Au fil des séries de licenciements, des fusions et autres rationalisations dans les entreprises, le taux d’inoccupation a grimpé à 34 % dans les tours de bureaux.

Une hécatombe.

Le tiers des bureaux sont toujours vacants, mais la tendance devrait bientôt s’inverser grâce à une stratégie forte mise en place en 2021 par la Ville. Son point central : stimuler la conversion des immeubles vacants grâce à un généreux programme de subventions – 75 $ par pied carré habitable – et une bureaucratie simplifiée à l’extrême.

L’enveloppe initiale de 45 millions de dollars approuvée par le conseil municipal a été allouée en un claquement de doigts, si bien que deux autres tranches ont été débloquées pour porter le total à 153 millions.

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La mairesse de Calgary, Jyoti Gondek

« Je ne crois pas qu’on aurait pu prévoir le succès obtenu, m’a raconté la mairesse de Calgary, Jyoti Gondek, rencontrée à l’hôtel de ville. Le programme a affiché complet immédiatement. C’est une très bonne nouvelle, ça montre que le marché a une grande confiance envers ce qu’on fait. »

Huit projets de conversion ont été approuvés à ce jour et six autres sont sur le point de l’être, pour un total de 1,8 million de pieds carrés (2050 appartements). La Ville espère convertir plus de 6 millions de pieds carrés de bureaux vides d’ici 2031, soit près de la moitié des espaces abandonnés à l’heure actuelle.

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Bâtiment vacant au centre-ville de Calgary

Le téléphone sonne beaucoup ces jours-ci à l’hôtel de ville de Calgary. Des élus de plusieurs grandes villes nord-américaines observent avec un vif intérêt ce qui se passe ici, et on peut très bien comprendre pourquoi.

La pandémie de COVID-19 a forcé l’adoption du télétravail un peu partout, une tendance qui devrait s’installer pour de bon. À Montréal, le taux d’inoccupation a déjà doublé au centre-ville, à 17,5 %, et il pourrait atteindre les 27 % d’ici quatre ans, selon la firme Altus.

L’exode des travailleurs pose un risque énorme et très concret pour toutes les municipalités.

Plus les immeubles centraux se vident, plus leur valeur baisse sur le marché. Ce qui fait par ricochet chuter les revenus fiscaux nécessaires pour entretenir des routes, construire des pistes cyclables, financer les transports en commun…

À Calgary, la valeur foncière des tours du centre-ville a fléchi de 16 milliards ces dernières années, ou 63 %, ce qui a forcé l’administration à augmenter les taxes des propriétaires de maison. Une hérésie dans ce coin de pays.

Plusieurs villes songent aujourd’hui à faciliter la conversion de bureaux en appartements. Mais comment s’y prendre ?

Calgary a pris – malgré lui – une longueur d’avance en la matière. Les clés de son succès sont nombreuses, et des leçons peuvent déjà commencer à être tirées.

Dès 2015, en pleine crise pétrolière, l’administration a mis en place un comité spécial qui réunissait des élus, des gens du milieu des affaires, des arts et de l’éducation. L’un des premiers gestes du groupe a été de créer une zone économique spéciale qui englobe une bonne partie du centre-ville.

Une zone antibureaucratie, pour simplifier grossièrement.

Les propriétaires de bureaux qui souhaitent convertir leurs immeubles peuvent y sauter l’étape du « permis de développement », dans la majorité des cas. Et avec elle, les consultations publiques, les allers-retours avec les fonctionnaires et les autres formalités qui font gonfler les délais.

En gros, tant que les changements d’usage se font à l’intérieur d’un immeuble existant, la marge de manœuvre est quasi illimitée.

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La directrice du développement et de la stratégie à la Ville de Calgary, Natalie Marchut

La plupart de nos projets n’ont pas besoin de permis de développement, ce qui est très inhabituel. Vous pouvez donc obtenir directement un permis de construction, ce qui prend un mois.

Natalie Marchut, directrice du développement et de la stratégie à la Ville de Calgary

Cet écrémage de la bureaucratie a permis d’éliminer une grande partie de « l’incertitude » qui freine souvent les investissements, à Calgary comme ailleurs. « Ça retire un gros risque », note Mme Marchut.

La COVID-19 est venue freiner les efforts de revitalisation, mais Calgary a redoublé d’ardeur en 2021 en lançant officiellement son programme de subventions pour les conversions. Les sommes allouées sont très généreuses et peuvent couvrir jusqu’au quart du coût total d’un projet.

Maxim Olshevsky, par exemple, recevra 7,8 millions pour son projet de conversion totalisant 38 millions. C’est beaucoup, reconnaît Natalie Marchut, mais les risques financiers courus lors d’une conversion sont aussi immenses, dit-elle. Plusieurs propriétaires d’immeubles qui se qualifiaient au programme ont d’ailleurs abandonné l’idée en raison des coûts trop élevés.

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Ouvriers à l’œuvre sur le chantier de Maxim Olshevsky

Un autre élément essentiel de l’équation ici est la « clémence » dont fait preuve la Ville à l’égard des projets de conversion.

Les immeubles construits dans les années 1970 ou 1980 respectent rarement tous les standards du code du bâtiment d’aujourd’hui. Les cages d’escaliers de secours sont souvent trop étroites, ou la quantité de stationnements trop faible pour un immeuble résidentiel.

À Calgary, tant que les irrégularités ne posent pas de risques pour la sécurité des futurs locataires, les fonctionnaires utilisent leur pouvoir discrétionnaire afin de permettre une dérogation.

« Cela change tout pour les promoteurs, parce que, autrement, ils auraient démoli l’immeuble, tranche Natalie Marchut. C’est ça, la réalité. Si on demande que le code soit respecté à 100 % dans ces vieux immeubles, la conversion ne se produira tout simplement pas, l’immeuble va rester vacant et éventuellement juste être démoli. »

S’il y a une grande leçon à tirer de l’expérience, c’est la nécessité d’agir avant que la situation ne se détériore trop, résume la mairesse Jyoti Gondek, élue comme conseillère municipale en 2017 et à la tête de la ville en 2021.

Calgary aurait pu – et dû – agir plus vite pour sauver son centre-ville, croit-elle. « Malheureusement, en 2014-2015, le conseil municipal ne réalisait pas à quel point ça allait affecter les revenus de la Ville. »

Le taux d’inoccupation de Calgary atteignait ces années-là 18 %… à peu près le niveau où se trouve aujourd’hui celui de Montréal.

En chiffre

34 %

Taux d’inoccupationdes bureaux au centre-ville de Calgary au plus fort de la crise

-16 milliards

Chute de la valeur foncière des immeubles du centre-ville de Calgary ces dernières années, soit 63 %

-43 millards

Baisse des recettes fiscales tirées des immeubles de bureaux du centre-ville par la Ville de Calgary entre 2015 et 2021, ce qui représente un repli de 116,5 millions de dollars.

14 millions

Nombre de pieds carrés vacants de bureaux au centre-ville de Calgary

6 millions

Nombre de pieds carrés de bureaux qui devraient être convertis en logements d’ici 2031 à Calgary

Comment réussir une conversion ?

Tous les immeubles de bureaux ne sont pas égaux lorsque vient le temps de songer à une conversion en logements.

IMAGE FOURNIE PAR PEOPLEFIRST

Image du projet de Maxim Olshevsky, une fois terminé

L’idéal est d’avoir un bâtiment de forme carrée ou rectangulaire, avec une superficie de plancher relativement limitée et une cage d’ascenseur située au centre. Cela permet de limiter le gaspillage d’espace et de s’assurer que chacun des futurs appartements ait accès à une fenestration suffisante. Ce sont surtout des immeubles plus âgés et en moins bon état – de catégorie « B » et « C » dans le jargon immobilier – qui sont susceptibles de changer de vocation. À Calgary comme à Montréal, les tours de catégorie « A », par exemple la Place Ville Marie, ont plutôt tendance ces jours-ci à se moderniser pour retenir et attirer de nouvelles entreprises.

Combien ça coûte ?

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Ouvriers à l’œuvre sur le chantier de Maxim Olshevsky qui vise à convertir l’ancien siège albertain de SNC-Lavalin en 112 logements locatifs

Cher. Mais l’abolition des tracasseries administratives à Calgary permet de réduire la facture, souligne Maxim Olshevsky. La vitesse avec laquelle la Ville a délivré son permis de construction a retranché au moins un an à la réalisation de son projet et lui a fait économiser environ 1,2 million de dollars, estime-t-il. Il a aussi réussi à obtenir un soutien financier de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) pendant la phase de construction. Son chantier devrait coûter en tout 38 millions de dollars pour 112 grands appartements de deux et trois chambres à coucher, ainsi qu’un étage de bureaux partagés et des commerces au rez-de-chaussée. Le promoteur s’attend à dégager un profit au bout de l’exercice. « Oui, on a une marge spécifique qu’on vise, et on va l’atteindre avec ce projet. »

Pas de logement social, mais…

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La directrice du développement et de la stratégie 
à la Ville de Calgary, Natalie Marchut

La Ville de Calgary a gardé son programme de subventions « délibérément très simple ». Il n’y a aucune cible de logements sociaux ou abordables et les promoteurs pourraient même y faire des condos plutôt que des appartements locatifs. « En gros, si vous êtes dans notre zone prioritaire, soit le centre-ville, si vous avez un immeuble de bureaux existant et que vous voulez le convertir en habitations, vous être admissible pour recevoir de l’argent, explique la directrice du développement et de la stratégie à la Ville de Calgary, Natalie Marchut. Il n’y a pas d’autres critères. On a fait ça délibérément pour susciter l’intérêt du marché. Notre principe directeur est de faire disparaître les espaces vacants. Toutes les façons d’y parvenir sont bonnes. » Malgré cette absence de critères stricts, elle souligne que la majorité des projets approuvés jusqu’ici – comme celui de Maxim Olshevsky – ont inclus une portion de logements abordables. Quelque 40 % des unités du complexe seront offertes à un prix inférieur de 20 % à ceux du marché, pendant une décennie au minimum.

Des écoles, aussi

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La mairesse de Calgary, Jyoti Gondek

Calgary compte ajouter un autre volet à son programme, pour financer la conversion d’immeubles vacants en établissements d’enseignement postsecondaire. La Ville espère obtenir une aide de 150 millions du gouvernement albertain et une autre de 150 millions d’Ottawa pour y parvenir. « Ce serait intéressant de voir ce que les gens pourraient faire avec ces espaces, par exemple des espaces de laboratoire ; nous sommes très ouverts », m’a expliqué la mairesse Jyoti Gondek. Dans tous les cas, la conversion d’immeubles existants est en général beaucoup plus rapide (et écolo) que l’érection d’un bâtiment neuf. Il n’y a pas besoin de creuser des fondations et l’essentiel de la structure peut être réutilisé. Calgary souhaite par ailleurs lancer un programme pour financer la démolition des immeubles irrécupérables – et stimuler du même coup les nouvelles constructions.

Et Montréal ?

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Montréal – trois fois plus populeux que Calgary – part avec une longueur d’avance pour la relance de son centre-ville, mais le problème des bureaux vacants devra quand même y être traité avec diligence.

Calgary espère insuffler une « vitalité » dans son centre-ville, conçu d’abord et avant tout pour les bureaux. À peine 8700 personnes vivent dans le cœur de cette ville de 1,3 million d’habitants, selon le dernier recensement. À Montréal, l’arrondissement central de Ville-Marie compte 105 000 résidants. La métropole québécoise – trois fois plus populeuse – part donc avec une longueur d’avance pour la relance de son centre-ville, mais le problème des bureaux vacants devra quand même y être traité avec diligence. L’administration de Valérie Plante envisage une stratégie pour faciliter la conversion en logements, dont les détails ne sont pas connus. La demande pour les logements devrait être au rendez-vous : le taux d’inoccupation a reculé de 3,7 % à 2,3 % depuis un an dans l’île de Montréal, selon la SCHL.

Pas encore une vague

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

L’intérêt pour la conversion de bureaux augmente à Montréal, mais la plupart des grands acteurs sont toujours sur les lignes de côté.

L’intérêt pour la conversion de bureaux augmente à Montréal, mais la plupart des grands acteurs sont toujours sur les lignes de côté. Le principal propriétaire de bureaux de la métropole, Vincent Chiara du Groupe Mach, m’a confié considérer « quelques sites » potentiels pour des conversions. Il se dit toutefois persuadé qu’il y a « une date d’expiration » sur le télétravail et que les impératifs de socialisation et de productivité ramèneront les travailleurs dans les bureaux de qualité. Jimmy Jean, économiste en chef chez Desjardins, rappelle de son côté la complexité énorme qu’impliquent les projets de conversion. Plusieurs bâtiments pourraient simplement être rasés, m’a-t-il dit. « Est-ce que ça va prendre une implication gouvernementale s’il y a des immeubles vraiment vétustes ? Peut-être que la solution ne sera pas de les convertir, mais de les démolir pour faire du logement abordable. Il faut que le centre-ville devienne attrayant pour les familles. Il faudra investir dans des infrastructures, des écoles, pour que ça devienne un milieu plus propice. »