Quand le Canada a déclaré l’état d’urgence pour chasser les manifestants du centre-ville d’Ottawa, en février, un internaute en colère a publié un mème d’Adolf Hitler sur Twitter1. « CESSEZ DE ME COMPARER À TRUDEAU », se lamentait le führer. « J’AVAIS UN BUDGET. »

Normalement, on aurait levé les yeux au ciel en songeant « encore un troll », avant de passer au prochain tweet. Cette fois, pourtant, ce n’était pas n’importe quel troll.

C’était Elon Musk. L’homme le plus riche de la planète. L’insondable milliardaire, patron de Tesla et de SpaceX, qui ne semble rien apprécier davantage que de semer la controverse sur Twitter.

Il aime tellement ça qu’il a acheté l’entreprise…

IMAGE TIRÉE DE TWITTER

Le tweet d’Elon Musk sur Justin Trudeau

Ses 83 millions d’abonnés le vénèrent. Avant de s’en prendre à Justin Trudeau, il avait attaqué un spéléologue britannique qui avait eu le malheur de lui dire, en juillet 2018, que son opération de sauvetage d’enfants coincés dans une grotte en Thaïlande était vouée à l’échec. Furieux, Elon Musk avait traité le pauvre homme de pédophile, sans la moindre preuve.

Qu’importe : les chiens étaient lâchés.

Vendredi encore, Elon Musk a publié une photo peu flatteuse de Bill Gates. « Au cas où vous voudriez perdre une érection rapidement », a-t-il écrit. Une preuve, si vous en doutiez encore, qu’avoir de l’argent ne garantit pas le savoir-vivre.

Après deux semaines de suspense ponctuées de rebondissements, la nouvelle est donc tombée lundi après-midi : oui, le troll en chef s’est bien payé Twitter, pour la rondelette somme de 44 milliards de dollars américains.

Déjà, l’homme d’affaires promet de libérer l’oiseau bleu de sa cage et de faire de Twitter le paradis de la liberté d’expression. Une liberté sans limites, sans surveillance, sans censure.

Et ce n’est pas une bonne nouvelle.

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Elon Musk laisse entendre qu’il démantèlera le programme de surveillance de contenu de Twitter. Il est convaincu que tout le monde devrait pouvoir dire n’importe quoi, même les pires bêtises, sur la plateforme, lui qui ne s’en prive pas.

« La liberté d’expression est le fondement d’une démocratie qui fonctionne, et Twitter est la place publique numérique où sont débattues des questions vitales pour l’avenir de l’humanité », a-t-il fait valoir au moment de l’annonce.

Il a ajouté vouloir « rendre Twitter meilleur que jamais ».

Ça reste à voir. En attendant, il est bon de se rappeler que Mark Zuckerberg voulait rendre le monde meilleur, « plus ouvert et plus connecté », quand il a créé Facebook dans un dortoir de l’Université Harvard, en 2004.

Facebook a bien fait ça. Mais… pas que ça.

La plateforme est aussi devenue un gigantesque déversoir de haine et de désinformation de par le monde. Elle a provoqué des soulèvements, des émeutes, des massacres. Elle a fait des victimes bien réelles2 : musulmans tués au Nigeria, jeunes battus à mort au Mexique, hommes lynchés en Inde…

En Birmanie, Facebook a joué un « rôle déterminant » dans la crise qui a mené au nettoyage ethnique des musulmans rohingya, selon les Nations unies.

Dans son dortoir universitaire, Mark Zuckerberg ne pouvait pas savoir qu’il créait un monstre que ni lui ni les gouvernements de la planète ne parviendraient à contrôler totalement.

Mais 18 ans plus tard, on sait.

On sait qu’on ne peut pas laisser dire n’importe quoi, par n’importe qui, sur un réseau social. On sait que les mots ne sont pas sans conséquences.

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Depuis deux ans, la pandémie nous rappelle à quel point la désinformation en ligne est un fléau. Les gouvernements font pression sur Twitter et Facebook pour qu’ils trouvent un moyen d’éradiquer les fausses nouvelles sur la COVID-19 dont ils sont infestés. Avec plus ou moins de succès.

Tout de même : Twitter a fermé des milliers de comptes, dont celui de Donald J. Trump.

Reste à savoir si le nouveau roi de Twitter accordera son pardon à l’ancien président.

Pendant que Twitter tentait tant bien que mal de juguler le flot de désinformation, Elon Musk fulminait contre les mesures sanitaires, qu’il qualifiait de « fascistes ».

Il n’a pas cessé de minimiser la gravité de la pandémie. Il a soutenu les manifestants qui ont paralysé le centre-ville d’Ottawa. « Canadian Truckers Rule », a-t-il écrit sur Twitter avant de comparer Trudeau à Hitler.

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C’est donc entre les mains d’un seul homme – de cet homme-là – que se retrouve l’un des outils de communication les plus formidables au monde.

Un milliardaire imprévisible, enclin aux sautes d’humeur. Un homme d’une richesse phénoménale, qui n’aura de comptes à rendre à personne sauf lui-même.

Utilisera-t-il Twitter à ses propres fins ? Pour attaquer ses ennemis ? En tout cas, ce ne serait pas le premier homme riche à se payer un média pour promouvoir ses intérêts. « Elon Musk est un Citizen Kane numérique3 », a écrit le New York Times, en référence au classique du cinéma qui s’inspire du magnat de la presse William Randolph Hearst.

Par rapport à un journal classique, le pouvoir de nuisance du réseau social est décuplé. Ça risque de mal tourner. Quand il y aura des appels à la violence sur Twitter. Ou quand un autocrate utilisera la plateforme pour écraser une révolte.

Alors, comme Citizen Kane, Elon Musk risque de se sentir bien seul au sommet.

1. Lisez « Elon Musk compare Justin Trudeau à Adolf Hitler » 2. Lisez « Quand Facebook propage la haine » 3. Lisez « Elon Musk Is a Digital Citizen Kane » (en anglais)