Pour juger l’alliance entre les libéraux et les néo-démocrates, il faut revenir à une question fondamentale : à quoi sert la politique ?

Si le but est de gagner des votes, le chef du Nouveau Parti démocratique (NPD), Jagmeet Singh, a pris un pari risqué. Ses militants purs et durs l’accuseront de vendre son âme alors que les modérés remercieront son rival Justin Trudeau pour ces gains.

Mais si le but de M. Singh est de faire avancer ses idées, il est déjà victorieux. Avec moins de 10 % des députés, il n’aurait pas pu obtenir davantage.

Le NPD s’engage à ne pas renverser le gouvernement libéral. M. Trudeau pourra respirer. Mais en échange, il devra défendre plusieurs priorités de M. Singh : soins dentaires pour les gens à revenu modeste, assurance médicaments, liste pancanadienne de médicaments essentiels, diverses aides au logement bonifiées, y compris pour les Premières Nations, vote postal facilité, accélération de la fin des subventions aux pétrolières. Le Québec ne perdra pas non plus de sièges malgré la réforme électorale. La liste complète de clauses est trop longue pour être reproduite ici. Pas mal pour le plus petit parti reconnu à la Chambre des communes.

Bien sûr, pour gouverner, il faut remporter les élections. Mais le parti de gauche n’est pas naïf. Puisque cela semble improbable, il cherche à faire avancer ses idées autrement.

Je ne vois pas comment le chef du NPD aurait pu mieux le faire qu’avec cette entente. L’exemple de la Loi sur les mesures d’urgence le prouve.

En février, M. Trudeau a prétendu en faire un vote de confiance. Les conservateurs et les bloquistes promettaient de voter contre.

Personne ne voulait d’élections. En théorie, M. Singh avait donc le gouvernement libéral dans les câbles. Il pouvait négocier des concessions en échange de son appui. En pratique, toutefois, ce fut l’inverse. M. Trudeau savait que les néo-démocrates n’oseraient pas le renverser.

Lors du vote sur le prochain budget, cette logique se serait reproduite. M. Singh aurait dû négocier en coulisses, sans garantie de résultat. Et il aurait peiné à faire valoir ses petites et hypothétiques victoires. Sa seule preuve aurait été une conversation confidentielle…

Cette fois, il a un document signé par M. Trudeau lui-même. Un comité de suivi sera aussi formé pour veiller au respect de l’alliance. Si elle est violée, le NPD pourra s’en retirer.

Est-ce que ce mariage lui fera gagner des votes ? Difficile à dire. Mais ne soyons pas trop cyniques. Si le chef néo-démocrate fait de la politique pour changer la vie des gens, il passe en ce moment une bonne semaine.

Les conservateurs et bloquistes jugent l’alliance illégitime. Ce n’est pourtant pas le cas.

Elle ne travestit pas la volonté des électeurs. Notre système parlementaire ne fonctionne pas ainsi.

Les Canadiens votent pour un député. Après les élections, le parti avec le plus d’élus peut former le gouvernement. Puisque personne n’a obtenu la majorité des sièges, M. Trudeau doit obtenir l’appui d’un autre parti. C’est ce qu’il vient de faire.

Ensemble, les libéraux et néo-démocrates représentent 50,4 % des votants. Soit 10 points de plus que les précédents gouvernements majoritaires de MM. Harper et Trudeau.

Mais même si c’est juste, cela ne signifie pas que c’est bon. Certains aspects inquiètent avec raison.

Il y a l’indiscipline budgétaire. M. Trudeau devra faire de coûteuses dépenses. Elles s’ajoutent à son nouveau programme national de garderies et à l’augmentation prévue des dépenses militaires. Et il faudra bien parler aussi de la hausse nécessaire des transferts en santé.

À part une taxe aux effets incertains sur les banques, il y a peu de propositions pour hausser les revenus ou réduire les dépenses.

L’autre problème, c’est l’ingérence dans les compétences provinciales. M. Singh déplore avec raison que le quart des Canadiens aient déjà renoncé à voir un dentiste par manque d’argent. Reste que cela ne relève pas du fédéral. Idem pour l’assurance médicaments.

On ignore comment seraient touchées les provinces comme le Québec qui ont un régime hybride. Mais chose certaine, les négociations seront pénibles. Elles pourraient d’ailleurs ne jamais aboutir. Après tout, les libéraux en parlent depuis deux décennies, sans que le dossier avance.

M. Trudeau n’a pas encore accepté l’invitation des provinces pour débattre des transferts en santé. M. Singh lui demande de les bonifier, mais il veut le faire en ajoutant des conditions.

Lors de la dernière campagne électorale, François Legault dépeignait les libéraux et les néo-démocrates en menaces à la nation. Aux yeux du chef caquiste, leur alliance pourrait être rebaptisée : « Le jour où la Terre implosa » …

En ce sens, le Bloc est à la fois perdant et gagnant. Perdant, car il a perdu tout rapport de forces. M. Trudeau peut gouverner en l’ignorant. Mais le Bloc est aussi gagnant, car il peut se poser en défenseur des compétences du Québec. D’autant que les candidats conservateurs Jean Charest et Patrick Brown rompent avec la position d’Erin O’Toole pour promettre de se joindre à une contestation de la Loi sur la laïcité de l’État devant la Cour suprême.

Il est difficile de prévoir l’effet de l’alliance libérale-néo-démocrate sur la prochaine campagne électorale – on ignore qui seront les chefs. Mais on peut déjà en tirer deux conclusions. D’abord, M. Singh a eu l’audace de faire des compromis efficaces pour faire avancer ces idées. Ensuite, cela risque fort d’empiéter sur les compétences du Québec.

Faire passer cette alliance du papier à la réalité ne sera pas facile. Mais c’est le mieux que pouvait espérer le NPD.