Non, ce n’est pas normal que le gouvernement Legault ait changé les consignes dans les garderies sans en glisser un mot dans sa grande conférence de presse du 30 décembre.

Ce n’est pas normal que les médias aient dû révéler le lendemain que les enfants et les éducatrices ayant été en contact avec un cas COVID-19 n’auraient plus besoin de s’isoler s’ils sont asymptomatiques. Et ce n’est pas normal non plus que la Santé publique de Montréal ait annulé cette mesure sur son territoire lundi pendant qu’elle perdurait dans le reste du Québec, sans que l’on comprenne ce que le gouvernement en pense vraiment.

Les membres de la cellule de crise sont exténués, mais la population, elle aussi, est à bout de nerfs.

Les règles sanitaires font l’objet de débats, et c’est normal. Ce qui est toutefois inexcusable, c’est de ne pas les dévoiler avec transparence.

Avec la pandémie qui s’éternise, l’adhésion aux consignes sanitaires se fragilise. Plus que jamais, le gouvernement Legault doit expliquer ses décisions et leur fondement scientifique.

Comment ?

Au minimum, il faudrait que les grandes annonces s’accompagnent d’un breffage technique mené par des experts.

Pour l’instant, il faut s’en remettre au DHoracio Arruda, qui parle aux côtés du premier ministre. Il manque de clarté. Et à en juger par les critiques de scientifiques indépendants, il serait parfois en retard sur la science, comme le démontreraient ses avis sur le masque ou la ventilation.

Et à cela s’ajoute le couvre-feu…

Il y a exactement un an, la Santé publique proposait à M. Legault cet électrochoc.

En santé publique, le patient, c’est la population. Aujourd’hui, ce patient a déjà reçu plusieurs chocs nerveux. En administrer un de plus ne se fait pas sans risque.

Deux questions se posent au sujet du couvre-feu : est-il utile, et si oui, est-il légitime ?

Bien sûr, il est impossible de créer un groupe contrôle en laboratoire afin d’en mesurer l’effet. Mais si on s’arrêtait à cet obstacle, une bonne partie des recherches en sciences sociales disparaîtrait.

Différentes méthodes existent pour isoler les autres variables afin d’estimer l’impact du couvre-feu.

Le ministre de la Santé fournit quatre études à ce sujet⁠1. Après en avoir parlé avec différents chercheurs, j’en ai trouvé quelques autres⁠2.

Ces études laissent entendre qu’un couvre-feu pourrait être utile. Mais était-ce le cas de celui adopté chez nous en 2021 ? Difficile à dire, car Québec n’a pas divulgué les données détaillées sur les cas pour faire cette preuve.

On ne dispose que d’une comparaison entre les déplacements des gens à Montréal et Toronto, où il n’y avait pas de couvre-feu. La conclusion : à Montréal, une mobilité accrue de 8,7 % en journée et réduite de 31 % entre 20 h et 5 h. Le gouvernement en déduit que les contacts sociaux ont diminué en même temps. Et donc, que la contamination a été freinée. Or, cette tendance à la baisse avait commencé avant le couvre-feu.

Québec espère que cet électrochoc fera prendre conscience de la gravité de la situation et incitera chacun à réduire ses contacts le soir ainsi que le jour. Mais il n’est pas impossible qu’un ressac s’observe chez certains. Que par frustration, ils décrochent d’autres mesures ou fassent des rassemblements à domicile un peu plus tôt⁠3.

En résumé, on n’a pas démontré hors de tout doute que le couvre-feu est utile, mais cela n’en prouve pas non plus l’inutilité. Il a probablement un certain effet.

Cet avantage, du point de vue de l’épidémie, doit ensuite être comparé aux inconvénients pour des populations vulnérables comme les gens souffrant de troubles mentaux et les femmes violentées.

Québec brandit une étude réfutant ce risque pour les victimes de violence conjugale⁠4, mais elle a été faite en Turquie, un pays très différent. Le parallèle est donc hasardeux. Chez nous, on doit s’en remettre aux témoignages d’intervenants communautaires, qui sont inquiets.

Du point de vue du gouvernement, la crise extrême dans les hôpitaux justifierait le couvre-feu. Ce serait préférable au délestage – les patients sont aussi des gens vulnérables.

Mais il y a des principes difficiles à quantifier et à insérer dans un calcul coût-bénéfice, comme celui de la libre circulation des citoyens. Que l’on soit pour ou contre le couvre-feu, il faut le reconnaître : c’est une mesure radicale. Une solution de dernier recours.

A-t-on vraiment essayé toutes les autres ?

A-t-on réfléchi aux façons d’élargir l’utilisation du passeport vaccinal ? Après tout, la crise découle de la capacité hospitalière, aggravée par les non-vaccinés. Les Québécois qui ont respecté les consignes trouvent qu’ils payent cher pour les dégâts causés par la minorité de non-vaccinés et de vaccinés négligents. Par exemple, avant d’imposer un couvre-feu, on aurait pu interdire aux bars d’organiser des partys « de la dernière chance » la fin de semaine du 17 au 19 décembre. Ou distribuer des masques N95 et des filtreurs d’air dans les écoles, comme s’apprêterait à le faire l’Ontario.

De véritables experts – des chercheurs qui travaillent sur ces questions – critiquent le couvre-feu. D’autres l’appuient malgré tout⁠5. Du moins, pour l’instant.

Car on se souvient de la première version… Elle s’était étirée jusqu’à la fin de mai. Je comprends que M. Legault ne puisse pas prédire l’évolution de la pandémie. Reste qu’il pourrait au moins dire sur quels indicateurs il s’appuiera pour mettre fin au couvre-feu.

Le premier ministre est écœuré des gérants d’estrade qui critiquent sans rien proposer. Mais pour bien mener le débat, la responsabilité initiale lui revient : il doit faire connaître les décisions et leurs fondements scientifiques.

Sinon, ce n’est plus l’adhésion aux mesures qui est demandée. C’est autre chose : de l’obéissance. Et la docilité des Québécois a des limites.

Sources

⁠1. Voici les études citées par le ministère de la Santé. À noter que la quatrième porte sur la Jordanie, un pays avec lequel il est difficile de comparer le Québec.

Consultez la liste des études

2. Voici des études recensées par d’autres chercheurs (en anglais)

Lisez « Ranking the effectiveness of worldwide COVID-19 government interventions » Lisez « Impact of January 2021 curfew measures on SARS-CoV-2 B.1.1.7 circulation in France » Lisez « Is Curfew Effective in Limiting SARS-CoV-2 Progression ? An Evaluation in France Based on Epidemiokinetic Analyses » Lisez « Can a COVID-19-related curfew be justified on medical grounds ? »

⁠3. Voici une étude sur le risque de ressac du couvre-feu (en anglais)

Lisez « Good night : Experimental evidence that nighttime curfews may fuel disease dynamics by increasing contact density »

⁠4. Voici l’étude sur la violence conjugale et le couvre-feu en Turquie (en anglais)

Lisez « It takes a curfew : The effect of Covid-19 on female homicides »

5. Je n’ai pas de liste exhaustive des experts en faveur ou en défaveur. En voici toutefois un bref échantillon.

La Dre Maryse Guay (médecin-conseil à la Direction de santé publique et à l’Institut national de santé publique du Québec), Roxane Borgès Da Silva (professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal) et Alain Lamarre (professeur-chercheur spécialisé en immunologie et en virologie de l’Institut national de la recherche scientifique) ont notamment appuyé le couvre-feu dans nos écrans.

D’autres, comme Julien Simard (chercheur postdoctoral, McGill School of Social Work, gérontologie sociale et anthropologie de la santé), Pierre-Carl Michaud (professeur en économie de la santé, HEC Montréal et CIRANO) et Benoit Barbeau (professeur au département des sciences biologiques de l’UQAM), se sont montrés critiques.