En matière de contradictions, le Canada ne donne pas sa place.

Nous voulons combattre les changements climatiques, mais nous en finançons encore le moteur. Nous voulons opérer une transition vers les énergies propres, tout en donnant de l’argent à leur concurrent fossile. Nous décourageons la pollution en la taxant, tout en subventionnant les pollueurs. Les émissions de gaz à effet de serre (GES) coûtent ainsi plus cher, mais moins cher aussi…

Les rapports des climatologues exigent un virage rapide et sévère. Il ne se fera pas avec des demi-mesures et des compromissions.

Comme l’a rappelé Jagmeet Singh, le Canada prend trop de temps pour éliminer les subventions aux énergies fossiles. Mais le chef néo-démocrate exagère quand il prétend que le gouvernement Trudeau n’a rien fait. Et il entretient lui-même la confusion en dénonçant des décisions qu’il appuie…

Le dossier ne se résume pas aisément en un clip de 15 secondes.

Si le temps vous manque, voici le résumé : Justin Trudeau n’a pas violé sa promesse, mais il agit encore très lentement.

Pour la version longue, c’est plus compliqué.

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Il n’existe pas de méthode consensuelle pour quantifier l’aide à l’industrie pétrolière et gazière. Et même si c’était le cas, le Canada refuse de compiler les chiffres et en cache certains.

Difficile d’en obtenir un portrait clair. Il faut se rabattre sur les travaux d’ONG et d’auditeurs.

Trois indicateurs existent : les subventions, le soutien public (support) et l’aide en général.

Le terme « subvention » a le mérite d’avoir été défini par l’Organisation mondiale du commerce. Il est toutefois le plus restrictif.

Le « soutien public » englobe toutes les mesures financières, y compris la valeur complète des prêts accordés par l’État. Cet indicateur est utilisé entre autres par l’Institut international du développement durable (IISD).

Et enfin, les « aides » s’intéressent à toutes les mesures directes et indirectes liées à l’énergie, y compris celles qui concernent les transports et les bâtiments. Le groupe Energy Policy Tracker s’y réfère. Cet indicateur a le défaut d’être très général.

Parlons d’abord des subventions, puisque c’est le terme utilisé par M. Singh.

Stephen Harper s’était engagé à éliminer d’ici 2025 les subventions dites « inefficaces ». Il n’a toutefois jamais précisé en quoi consisterait une subvention inefficace.

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre sortant Justin Trudeau, mardi

M. Trudeau a repris cette promesse, sans non plus dissiper ce flou. Le chef libéral a réduit ou est en voie de réduire huit mesures fiscales. On ne peut pas dire qu’il ne fait rien, mais il a gardé la cible peu ambitieuse de son prédécesseur.

Voilà pour les subventions.

Maintenant, le soutien public. L’IISD a comparé le Canada aux autres membres du G20. Sous M. Trudeau, le Canada était celui qui consacrait le plus de fonds publics (en pourcentage du PIB) à l’exploration, à la production, au transport et au raffinage des énergies fossiles. Mais c’était aussi celui qui encourageait le moins la consommation.

Il s’agit toutefois d’une moyenne de 2015 à 2020, et les chiffres des deux premières années ont été influencés par des décisions du précédent gouvernement conservateur.

Enfin, la troisième mesure, la plus générale, porte sur l’ensemble des fonds publics ayant une incidence sur l’énergie. Selon Energy Policy Tracker, si l’on tient compte du fédéral et des provinces, le Canada aide plus les énergies vertes (42 milliards) que les énergies fossiles (32 milliards). Au Royaume-Uni, aux États-Unis et en France, c’est le contraire.

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Le Vérificateur général du Canada a souvent dénoncé l’opacité de l’État. En effet, si Ottawa voulait vraiment s’attaquer à ces aides, il les mesurerait. Certains hauts fonctionnaires y semblent réfractaires.

Jusqu’en 2019, le ministère des Finances refusait de dévoiler les mesures profitant aux énergies fossiles. Il ne dit toujours pas en quoi consisterait une subvention « inefficace ». Et il n’évalue la pertinence que d’une minorité de ces mesures.

Les audits externes sont aussi en retard. L’entente avec le G20 prévoyait que les pays se surveilleraient entre eux. C’est l’Argentine qui devait faire le rapport sur le Canada. L’annonce a été faite en 2018 et on attend encore de le lire.

À la décharge du gouvernement Trudeau, la COVID-19 a compliqué le portrait. Des mesures temporaires ont été annoncées, comme le financement du nettoyage de puits orphelins de pétrole et de gaz. Dans ce cas-ci, l’argent réduit la pollution au lieu de l’augmenter. D’ailleurs, M. Singh promet lui aussi de décontaminer ces sites.

Reste que d’autres mesures critiquables se sont ajoutées. Par exemple, les 320 millions injectés pour les forages extracôtiers à Terre-Neuve-et-Labrador sans conditions strictes pour protéger les emplois et atténuer le bilan des émissions de GES.

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Voilà pour les nuances.

Maintenant, revenons à l’essentiel.

Pour respecter les mises en garde des climatologues, une portion importante des réserves de pétrole et de gaz devront rester inexploitées. Elles doivent être remplacées par des énergies vertes. Or, les aides aux énergies fossiles concurrencent ces solutions propres et retardent le virage vert. Elles risquent de permettre à des projets non viables d’aller de l’avant. Et elles atténuent l’effet de la taxe carbone, mesure environnementale phare du gouvernement Trudeau.

Même l’Agence internationale de l’énergie, réputée pour son conservatisme, recommande désormais de ne plus lancer de nouveaux projets pétroliers et gaziers.

Certains investissements se défendent, comme ceux dans les technologies propres pour réduire l’intensité des émissions dans les extractions déjà en cours. Mais d’autres interventions de l’État servent à produire plus, tout simplement. Deux excellents exemples : l’oléoduc Trans Mountain et le gazoduc LNG à Kitimat étaient voués à l’exportation. L’argument d’indépendance énergétique ne peut pas être invoqué.

À sa décharge, M. Trudeau espérait rallier ainsi les Prairies à sa tarification du carbone. Mais elles ont persisté dans leur opposition, et la Cour suprême lui a confirmé par la suite qu’il aurait pu agir unilatéralement. Pendant ce temps, la facture de Trans Mountain dépasse les 12 milliards, et le compteur tourne encore.

La majorité des fonds publics encore attribués aux énergies fossiles proviennent d’Exportation et développement Canada. En 2020, la société de la Couronne a dépensé plus de 8 milliards pour vendre le pétrole et le gaz à l’étranger. Cette somme diminue depuis 2018 (plus de 12 milliards). Mais cela reste encore énorme.

Pour atteindre sa nouvelle cible de réduction (baisse d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport au niveau de 2005), M. Trudeau ne peut pas se permettre de réduire si lentement ces aides.

Il n’a pas violé son engagement. C’est plutôt sa promesse qui n’est plus adéquate. Si le terme « urgence climatique » a encore un sens, ces aides doivent vite fondre au soleil. L’atteinte des cibles de réduction de GES en dépend.