Il ne reste que 13 secondes à jouer. Huit joueurs bataillent pour la rondelle sur le bord de la bande, à la droite du gardien du Lightning. Danault parvient à la soutirer et à se présenter devant le filet. Il pousse la rondelle sur les jambières de Vasilevskiy. Gourde s’empare du retour et dégage son territoire. Petry se met à la poursuite du disque. Plus que 2 secondes. C’est peine perdue. Petry tire de sa zone. Gourde bloque la rondelle, la lance à son tour. Zéro. C’est fini. Tampa Bay vient de gagner la Coupe Stanley. Les joueurs en bleu quittent leur banc et sautent de joie autour de leur gardien. C’est l’allégresse. La foule capote.

Pendant que la télé nous montre le bonheur des champions, le très allumé reporter de TVA Sports, Marc-André Perreault, filme, pour ses archives personnelles, le malheur des vaincus. L’agonie de la défaite comme disait la légendaire émission Wide World of Sports.

Danault, Caufield et Petry s’agenouillent sur la glace, devant leur banc. Le capitaine Weber, droit comme un chêne, les rejoint. Chiarot, son compagnon de duo, lui tombe dans les bras. Puis la recrue Romanov, puis le guerrier Gallagher, puis le vétéran Perry. Finalement, c’est toute l’équipe qui vient enlacer Weber, comme s’il venait de compter le but gagnant. Pourtant…

Il ne l’a pas compté, mais il a compté pour eux. Tellement que cette Coupe, ils la voulaient beaucoup pour lui. Leur leader à la carrière prestigieuse. À laquelle il manque un honneur. Le plus grand. Le plus significatif. Ces tapes dans le dos, ce sont un peu des excuses : « Désolé, Webby, on a fait de notre mieux. »

Passent Lehkonen, Byron, Evans… Sur les images du diffuseur, on voit soudainement Weber reculer. Ému. Toute cette tendresse très virile l’a ébranlé. Sa main droite essuie ses yeux sous la visière de son casque. On vient de voir le capitaine pleurer. Ce sera tout. Pas de larmes sur les joues. Pas de longs sanglots. Pas d’épanchements. Juste un regard embrouillé. Juste une émotion qui a tenté de se montrer. Vite refoulée. Weber est the Man Mountain. L’homme montagne. Une montagne ne pleure pas. Mais parfois, on la perd dans les nuages. Mais parfois, elle disparaît un peu, quand son sommet inatteignable est atteint. Le temps de retenir une rivière.

J’ai toujours respecté Shea Weber. Comment faire autrement ? Une force de la nature. Des grandes années à Nashville. Un défenseur qui défend. Un rempart, un mirador. Au tir le plus puissant de la ligue.

Quand Subban a été échangé, j’ai été choqué, bien sûr. Subban, c’était le show. Le seul joueur excitant du Tricolore de l’époque. Mais quand j’ai su qu’on obtenait Weber, ça m’a calmé un peu. Weber, c’est quand même Weber. Au-delà de ses talents sur la glace, Bergevin allait, avant tout, chercher un leader. Une présence dans le vestiaire. Une influence. Une éthique, comme ils disent. Le temps a donné raison au directeur général du Canadien. Le temps a aussi fait son œuvre sur les aptitudes du numéro 6. Il a ralenti (sauf en séries).

En plus, si Weber remplit parfaitement la fonction de capitaine pour ses coéquipiers, pour les fans, disons que ça manque de love. Peu présent. Jamais deux mots en français. Le lien entre le public et le Canadien, c’est Danault qui le nourrit. Et les joueurs qui nous emballent, c’est Caufield, c’est Suzuki, c’est Toffoli. Pas Weber. Voilà pourquoi, mercredi soir, j’étais surpris d’être ému en voyant Weber l’être. En voyant l’humain derrière la visière. En voyant les autres joueurs avoir besoin de ses bras. Pas pour tasser les joueurs adverses. Pour les réconforter. Pour les consoler.

Weber fait partie de ces êtres secrets. De ces êtres fermés. Qui ne sentent pas le besoin de séduire le grand nombre. Qui sont là pour les proches. Qui inspirent par l’exemple. Par les gestes. Pas par les paroles. Je réalise que Weber a dû souffrir beaucoup, a dû sacrifier son corps, match après match, comme un brave, pour que ses compagnons se tournent vers lui avec autant de reconnaissance.

Weber, c’est comme un père de l’ancien temps. C’est comme mon père. Un silence qui dit tout.

Tampa Bay continue de faire du bruit. D’exulter. Price quitte le banc, lève son masque. Toffoli blottit sa tête sur son épaule. Caufield sur sa poitrine, c’est là qu’il lui arrive. Au premier plan, on voit Dominique Ducharme, le coach par intérim, toujours masqué, qui marche sur la patinoire, en se regardant les pieds. Seul. Un vrai chef est toujours seul, disait Charlie Brown, le Freud des losers. L’autre leader de l’équipe, Carey Price, le rejoint pour lui serrer la main, suivi par quelques coéquipiers. Puis toute la troupe du CH se met en rang, pour féliciter les gagnants de la Coupe Stanley. Avant de retraiter au vestiaire, comme une armée dévastée retraite dans sa tranchée, pour panser ses blessures. Les blessures à l’orgueil étant les plus graves. Celles que seule une revanche triomphante peut guérir. La connaîtront-ils ?

Rien n’est moins sûr. La quête du Canadien, durant ce printemps en prolongation, nous a fait oublier la pandémie, l’espace de quelques soirées. Ce n’est pas rien. Il n’y avait que le bleu-blanc-rouge pour réussir cet exploit. Pour nous rassembler. Tous. Origines et langues confondues. Merci, les boys ! Vous nous avez fait tellement de bien. Cependant, il faut l’avouer, le CH a manqué de punch, lors de plusieurs parties. Sans le 31, oubliez la magnifique odyssée.

Les succès récents du Tricolore ne garantissent pas des succès semblables à court terme. Ça prend un alignement d’étoiles bien particulier : Jesus Price, un big four boosté aux hormones, des jeunes qui savent, des vieux qui peuvent. Et surtout une chimie explosive. Ce groupe s’aimera-t-il autant en octobre ? Ce groupe sera-t-il le même groupe en octobre ? L’avenir nous le dira.

Ce que nous, nous pouvons dire, c’est que ça fait longtemps qu’on n’a pas aimé le Canadien aussi fort. Et que ses joueurs nous ont touchés, en battant Toronto, Winnipeg et Vegas. Et même en perdant contre Tampa Bay. On appelle ça le grand amour. Pour le meilleur et pour le pire. Surtout que cette année, le pire était pas pire, pas pire. Finaliste de la Coupe Stanley, c’est bien. Et quand ça fait mal, c’est encore mieux. Ça veut dire qu’on est de la trempe des gagnants.

Voilà pourquoi la tristesse des joueurs du Canadien était belle à voir. On ne se contente pas d’être deuxième, quand on est de la lignée des Glorieux. Il y a de l’espoir. Encore.

Bon été, la gang ! Il sera beaucoup plus court que celui des Maple Leafs. Mais beaucoup plus beau !