(Ottawa) Une trentaine d’employés fédéraux ont travaillé, alors qu’ils étaient payés par le gouvernement, à tester l’application d’intelligence artificielle conçue par une firme privée appartenant à un haut dirigeant fédéral afin d’évaluer s’il était possible d’utiliser cette technologie pour régler les nombreux problèmes du système de paie Phénix. Le hic, c’est qu’il n’a pas divulgué entièrement ce double emploi, une omission qui soulève des questions d’éthique importantes, selon des lanceurs d’alerte qui se sont confiés à La Presse.

Janak Alford, dirigeant principal de la technologie du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), a expliqué à des hauts fonctionnaires, l’automne dernier, comment utiliser l’intelligence artificielle (IA) pour régler les problèmes de paie du système Phénix qui touchent des milliers de fonctionnaires. En tout, 34 employés du ministère des Services publics et de l’Approvisionnement (SPAC) ont été mis à contribution afin d’entrer des données en utilisant l’application mPersona, créée par Symaiotics, pendant près de quatre mois pour en tester l’efficacité. Ces employés se sont vu accorder un code d’accès personnel durant cette période.

PHOTO SANDY ALFORD, TIRÉE DU SITE WEB D’INTELLIGENT DIGITAL ECOSYSTEM

Janak Alford, dirigeant principal de la technologie du CANAFE

Mais toute cette opération a pris fin de manière abrupte à la fin de janvier dès que La Presse a soumis une série de questions à ce sujet à SPAC et à CANAFE, une agence fédérale dont le mandat est de lutter contre le blanchiment d’argent.

Du jour au lendemain, la trentaine d’agents de rémunération de SPAC a perdu l’accès à l’application mPersona sans explication. La Presse a entrepris une enquête sur ce dossier après avoir été informée par deux lanceurs d’alerte à l’emploi du ministère. Ces derniers, qui ont exigé que l’on taise leur identité parce qu’ils craignent des représailles, estimaient que la démarche de M. Alford soulevait d’importantes questions d’ordre éthique, d’autant qu’il n’a jamais dévoilé être propriétaire de l’entreprise lorsqu’il a fait une présentation du potentiel de l’intelligence artificielle pour régler les problèmes de paie durant une rencontre en octobre dernier.

Depuis plusieurs mois, le gouvernement fédéral examine la possibilité d’élargir l’utilisation de l’IA dans le déploiement de ses nombreux programmes. Ce virage pourrait constituer une véritable manne de contrats pour les entreprises privées œuvrant dans ce secteur.

Selon des données colligées par une professeure associée de l’Université Western, Joanna Redden, Ottawa a d’ailleurs utilisé l’intelligence artificielle dans près de 300 projets et initiatives. Parmi ces projets, on a eu recours à cette technologie pour prédire les résultats des cas touchant les déclarations d’impôt, les demandes de visa temporaire et aussi pour promouvoir la diversité dans l’embauche d’employés.

L’IA pour régler les problèmes de paie

Récemment, le ministre des Services publics et de l’Approvisionnement, Jean-Yves Duclos, a confirmé que son ministère évalue sérieusement la possibilité d’utiliser l’intelligence artificielle pour venir à bout des centaines de milliers de problèmes de paie du système Phénix. Si la démarche est concluante, on pourrait même l’utiliser pour mettre au point le prochain outil de rémunération.

« L’objectif, c’est de faire en sorte que les fonctionnaires du gouvernement canadien soient payés à temps et correctement, ce qui n’a pas été le cas au cours des dernières années. Et pour cette raison, plusieurs outils doivent être mis en place », a indiqué le ministre Duclos en point de presse le 10 avril dernier.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jean-Yves Duclos, ministre des Services publics et de l’Approvisionnement

Selon des informations obtenues par La Presse, Janak Alford a été invité à participer à une première rencontre virtuelle avec des cadres de SPAC le 3 octobre dernier afin d’expliquer l’ABC de l’utilisation de l’intelligence artificielle pour régler des problèmes de gestion et augmenter la productivité.

Durant cette rencontre, organisée à la demande du nouveau sous-ministre délégué de SPAC et responsable de la Coordination de la paye d’entreprise, Alex Benay, Janak Alford a présenté une vidéo d’une douzaine de minutes expliquant les avancées en intelligence artificielle et les possibilités qu’offre mPersona, qui a été conçue par Symaiotics. Durant la rencontre, il n’a jamais été mentionné qu’il était propriétaire de cette entreprise.

« On nous a indiqué que les solutions de CANAFE pourraient être adoptées par SPAC pour nous aider à régler les problèmes de paie », a témoigné un des deux lanceurs d’alerte rencontrés par La Presse. « À la rencontre, Janak Alford a été présenté comme quelqu’un qui travaille strictement pour CANAFE. »

Deuxième rencontre

Une deuxième rencontre virtuelle a été organisée le 21 novembre à l’intention du Comité directeur du pilier des données de ressources humaines et paye. Ce comité est composé de représentants d’une vingtaine de ministères et agences. Durant cette rencontre, on a démontré le potentiel du logiciel mPersona en utilisant les données qui avaient été ajoutées par les agents de rémunération au cours des semaines précédentes. Dans une diapositive dont La Presse a obtenu copie, on utilise notamment les détails de la convention collective des employés de Parcs Canada comme exemple pour traiter l’information rapidement.

Dans la présentation de diapositives, on fait aussi valoir que le recours à l’intelligence artificielle pourrait permettre de réduire le temps de traitement de la rémunération de 53 %. Si rien n’est fait, le nombre de cas problématiques liés au système de paie Phénix pourrait plus que doubler d’ici 2029, passant de quelque 430 000 à plus de 1 million, selon des informations contenues dans une diapositive.

Encore une fois, il n’a pas été dévoilé durant cette rencontre que M. Alford était propriétaire de Symaiotics.

« Il y a eu des employés fédéraux payés par le gouvernement fédéral qui ont entré des données dans un système utilisant l’intelligence artificielle qui n’appartient pas au gouvernement fédéral. On a collaboré avec CANAFE en pensant que tout ça appartenait à CANAFE. Cela pose un problème éthique quand CANAFE a un employé qui se présente comme le responsable de l’IT de cette organisation mais qui fait de la promotion de sa compagnie durant ses heures de travail », a soutenu le deuxième lanceur d’alerte.

À la suite des questions posées par La Presse, le service juridique de SPAC a fait savoir à l’équipe de direction du ministère que cette situation représentait un conflit d’intérêts apparent et qu’il fallait mettre fin au projet dans les plus brefs délais, a indiqué une source gouvernementale.

Branle-bas de combat au sein du ministère

La haute direction du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) affirme qu’elle était au courant que l’un de ses dirigeants, Janak Alford, est à la fois responsable de la technologie au sein de l’organisation et propriétaire de l’entreprise Symaiotics. Elle soutient que cela ne pose aucun problème.

Pourtant, ces liens non déclarés ont provoqué un branle-bas de combat au sein du ministère responsable du système de paie Phénix lorsque La Presse s’est mise à poser des questions à ce sujet, menant à une coupure des ponts chaotique avec l’entreprise et poussant un sous-ministre à évoquer des « enjeux de valeurs ».

C’est du moins ce que démontrent des échanges de courriels entre divers hauts fonctionnaires obtenus récemment en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

L’entreprise Symaiotics a mis au point une application, mPersona, qui s’appuie sur l’intelligence artificielle et qui a été mise à l’essai pendant quatre mois par 34 agents fédéraux de la rémunération pour trouver des solutions aux nombreux problèmes du système de paie Phénix.

Mais M. Alford n’a jamais déclaré qu’il est propriétaire de cette entreprise durant les deux rencontres organisées par des hauts fonctionnaires du ministère des Services publics et de l’Approvisionnement (SPAC).

« Bien que nos échanges aient été strictement avec CANAFE et que nous utilisions cet outil pour du prototypage et que nous n’ayons pas l’intention d’aller de l’avant avec cela au-delà de l’étape du comité directeur, je suis préoccupée par le fait que son lien avec l’entreprise n’ait pas été dévoilé », écrit Teresa D’Andrea, la sous-ministre adjointe et dirigeante principale des données de la gestion du capital humain de SPAC, dans un courriel envoyé le 23 janvier à l’un de ses collègues sous-ministres.

Deux jours plus tard, soit le 25 janvier, après que les 34 agents de la rémunération de SPAC eurent perdu l’accès à l’application mPersona sans aucune explication, la sous-ministre Teresa D’Andrea a écrit un courriel directement à M. Alford pour obtenir des explications.

« Notre équipe a tenté d’accéder au site mPersona hier et ils ont découvert que leur accès avait été révoqué. Il semble que nous ayons été verrouillés. Nous avons besoin de l’accès au compte étant donné que cela représente d’innombrables heures de travail et que cela est la propriété intellectuelle du gouvernement du Canada. Veuillez s’il vous plaît rétablir l’accès de Japhet [Alvarez] à mPersona pour qu’il puisse extraire les données du système », a-t-elle écrit dans son courriel à M. Alford.

Selon nos informations, M. Alvarez était le responsable de la trentaine d’agents de rémunération. SPAC a fait savoir dans un courriel transmis le 1er février que cette équipe a cessé d’utiliser l’outil mPersona.

« Nous allons mettre fin à notre engagement »

Dans un autre courriel daté du 26 janvier, la sous-ministre Teresa D’Andrea confirme que tous les liens sont coupés avec CANAFE dans ce dossier. « Nous avons pris la décision de retirer nos codes de l’outil qui est disponible au public mPersona et nous allons mettre fin à notre engagement avec CANAFE sur ce projet », a-t-elle écrit à son collègue Alex Benay, sous-ministre délégué de SPAC.

Dans un courriel précédent envoyé le même jour à certains hauts fonctionnaires, M. Benay affirme que cette situation doit mener SPAC à la plus grande vigilance face à CANAFE.

« Le fait que nous n’avons pas été informés de cette situation quand nous avons commencé notre conversation avec CANAFE, j’y vois des enjeux de valeurs en ce qui me concerne », écrit M. Benay.

Une déclaration formelle dès le départ aurait calmé certaines de nos inquiétudes. Ce n’est pas ce qui s’est passé.

Alex Benay, sous-ministre délégué de SPAC, dans un courriel envoyé à des hauts fonctionnaires

« Je crois que nous devons passer au peigne fin le véhicule d’achat d’intelligence artificielle de CANAFE avec encore plus de prudence étant donné la situation », ajoute-t-il.

Mais selon CANAFE, M. Alford a conçu cette application « sur son temps personnel » et ce dernier « n’a jamais tenté de breveter ce produit ni de vendre de licences ou le produit lui-même ». « L’entreprise personnelle de M. Alford, Symaiotics, n’a jamais obtenu ni cherché à obtenir de contrats du gouvernement », affirme l’organisation dans une déclaration écrite transmise à La Presse.

« M. Alford a pleinement déclaré tous les détails concernant la propriété de Symaiotics au dirigeant principal des ressources humaines de CANAFE. Cette déclaration a été dûment évaluée conformément au code de conduite, de valeurs et d’éthique de CANAFE. Dans le cadre de ce processus, M. Alford s’est vu imposer des conditions pour s’assurer que ses activités personnelles, en dehors de son rôle de dirigeant principal de la technologie à CANAFE, demeurent entièrement distinctes de ses fonctions au sein de CANAFE », ajoute-t-on dans cette déclaration.

L’organisation ajoute que M. Alford, en sa qualité de dirigeant principal de la technologie à CANAFE, « a présenté à d’autres ministères et organismes fédéraux, ainsi qu’au sein de CANAFE, la manière dont le Centre utilise l’intelligence artificielle générative, en soutien à ses activités. Dans le cadre de ces présentations, M. Alford a utilisé mPersona comme exemple, car l’application est gratuite et accessible à toute personne qui souhaite l’utiliser, la modifier ou la diffuser ».

Or, il est indiqué sur le site de mPersona, dans la section énumérant les conditions générales d’utilisation, qu’il peut y avoir des frais liés à des abonnements ou des services qui sont offerts par l’entreprise. Aussi, l’entreprise n’est pas responsable de la perte de données ou de la corruption de données. Elle se réserve le droit de mettre fin à l’accès au site à tout moment et sans préavis.

M. Alford a décliné toute demande d’entrevue de La Presse, référant nos questions à la direction des communications de CANAFE.

M. Alford, qui occupe ses fonctions actuelles à CANAFE depuis près de trois ans, a aussi rédigé un livre sur l’intelligence artificielle qui s’intitule Intelligent Digital Ecosystem : How Rethinking Technology Will Expand Your Mind and Change Your World. Ce livre de 448 pages est en vente sur Amazon pour 47,99 $.

Dans la biographie qui accompagne son livre, on peut lire que l’auteur « aide de grandes organisations du secteur public à adopter une mentalité numérique et à transformer leurs processus opérationnels. Sa vocation est d’être un développeur, un innovateur, un concepteur de produits et il est toujours en quête de connaissances. Ses nombreuses start-ups ont aidé des centaines d’entreprises à réussir grâce au prototypage et au développement rapides ».

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse