(Ottawa) « Inacceptable » et « scandaleux ». Les partis de l’opposition jugent totalement inadmissible que des employés fédéraux payés par les contribuables soient appelés à tester une application s’appuyant sur l’intelligence artificielle conçue par une entreprise privée qui appartient à un haut dirigeant d’une agence fédérale.

Ce qu’il faut savoir

  • Des employés fédéraux ont testé pendant quatre mois une application, mPersona, pour tenter de régler les problèmes du système de paie Phénix.
  • Cette application a été conçue par une entreprise privée, Symaiotics, qui appartient à un haut dirigeant d’une agence fédérale.
  • Ce haut fonctionnaire n’a pas dévoilé ce double emploi au ministère des Services publics et de l’Approvisionnement (SPAC).
  • Les partis de l’opposition affirment que le haut fonctionnaire s’est placé dans une situation de conflit d’intérêts.

Le Bloc québécois soutient qu’il s’agit d’un cas de « détournement de ressources » de l’État canadien et avance que les autorités policières devraient s’intéresser à ce dossier.

« Les autorités policières devraient jeter un coup d’œil dans cette affaire puisqu’il y a littéralement détournement de ressources de l’État au bénéfice d’une entreprise privée », a soutenu le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, dans une entrevue avec La Presse.

Le Parti conservateur, pour sa part, demande au ministre des Services publics et de l’Approvisionnement (SPAC), Jean-Yves Duclos, de préciser combien d’heures de travail ont été payées par Ottawa en tout afin qu’une trentaine d’employés testent pendant quatre mois une application mise au point par l’entreprise Symaiotics, qui appartient à un haut dirigeant du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), Janak Alford.

« Est-ce normal que des employés fédéraux, payés par les contribuables, travaillent au développement d’un logiciel d’intelligence artificielle d’une compagnie privée appartenant à un haut fonctionnaire ? », a lancé le député conservateur Pierre Paul-Hus, également en entrevue.

La Presse a révélé mardi que l’entreprise Symaiotics a mis au point une application, mPersona, qui s’appuie sur l’intelligence artificielle et qui a été mise à l’essai entre octobre  2023 et janvier 2024 par 34 agents fédéraux de la rémunération pour trouver des solutions aux nombreux problèmes du système de paie Phénix.

Le hic, c’est que Janak Alford n’a pas divulgué ce double emploi à des hauts fonctionnaires de SPAC, une omission qui a mené des lanceurs d’alerte à dénoncer cette situation à La Presse. Ces liens non déclarés ont aussi provoqué un branle-bas de combat au sein de ce ministère, qui est responsable du système de paie Phénix, lorsque La Presse s’est mise à poser des questions à ce sujet, menant à une coupure des ponts chaotique avec l’entreprise et poussant un sous-ministre à évoquer des « enjeux de valeurs ».

« C’est sûr que tout cela est scandaleux. Il y a là un conflit d’intérêts flagrant. Cette personne ne devrait plus être fonctionnaire, à mon avis », affirme le député Pierre Paul-Hus.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Pierre Paul-Hus, député conservateur de Charlesbourg–Haute-Saint-Charles

[Cette personne] travaille pour une organisation qui veille à protéger l’intégrité des opérations financières au pays, mais [elle] fait travailler 34 employés fédéraux payés par les contribuables sur son application.

Pierre Paul-Hus, député conservateur de Charlesbourg–Haute-Saint-Charles

« Si cette application avait fonctionné, le gouvernement l’aurait-il achetée ? », a-t-il lancé, ajoutant que cette situation « a des odeurs qui s’apparentent au fiasco financier d’ArriveCAN ».

Le chef bloquiste, Yves-François Blanchet, avance aussi que Janak Alford peut difficilement continuer à travailler pour le CANAFE, à la lumière des informations publiées dans La Presse. Car selon lui, il appert que le but de l’opération était « d’essayer d’obtenir un contrat ultérieurement avec l’État canadien ».

Ottawa et l’intelligence artificielle

Le gouvernement fédéral examine depuis plusieurs mois la possibilité d’élargir l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le déploiement de ses nombreux programmes. Ce virage pourrait se traduire par une manne de contrats pour les entreprises privées œuvrant dans ce secteur.

Ottawa a d’ailleurs utilisé l’intelligence artificielle dans près de 300 projets et initiatives jusqu’ici, selon une compilation effectuée par une professeure associée de l’Université Western, Joanna Redden. On a eu recours à cette technologie pour prédire les résultats des cas touchant les déclarations d’impôt, les demandes de visa temporaire et aussi pour promouvoir la diversité dans l’embauche d’employés, entre autres choses.

Récemment, le ministre Jean-Yves Duclos a confirmé que son ministère évalue la possibilité d’utiliser l’intelligence artificielle pour venir à bout des centaines de milliers de problèmes de paie du système Phénix. Si la démarche est concluante, on pourrait même l’utiliser pour mettre au point le prochain outil de rémunération.

En entrevue, M. Duclos a soutenu que SPAC a sollicité une démonstration d’un logiciel « qui est public et gratuit et transparent et que tout le monde peut utiliser ». Il a affirmé avoir obtenu l’assurance du CANAFE que M. Alford respecte les normes éthiques « attendues » et que tout a été fait selon les règles. Toutefois, il a convenu que ce dernier aurait dû dévoiler qu’il est propriétaire de l’entreprise aux hauts fonctionnaires de SPAC.

Le CANAFE a aussi défendu M. Alford en affirmant qu’il a conçu cette application « sur son temps personnel » et que ce dernier « n’a jamais tenté de breveter ce produit ni de vendre de licences ou le produit lui-même ». « L’entreprise personnelle de M. Alford, Symaiotics, n’a jamais obtenu ni cherché à obtenir de contrats du gouvernement », a également indiqué le CANAFE.

La haute direction a affirmé être au courant que M. Alford est propriétaire de l’entreprise Symaiotics. Elle soutient que cela ne pose aucun problème.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse