(Ottawa) Un responsable fédéral a déclaré qu’un groupe de hauts fonctionnaires avait envisagé d’avertir la population d’une possible ingérence étrangère lors des dernières élections générales, mais qu’après analyse, il avait décidé de ne pas le faire.

Cette décision a été prise, en partie, parce qu’une possible campagne de désinformation allait probablement atteindre uniquement la diaspora chinoise, a déclaré Allen Sutherland, qui travaille au Bureau du Conseil privé en tant que secrétaire adjoint du cabinet.

M. Sutherland a préparé l’ordre du jour et a participé aux réunions du soi-disant groupe des cinq, dont les membres étaient responsables de lancer un avertissement public s’ils croyaient qu’un incident – ou une accumulation d’incidents – compromettait la capacité du Canada à organiser des élections libres et équitables.

Il n’y a pas eu d’annonce de ce type en 2021 ni concernant les élections de 2019.

Le comité de hauts fonctionnaires a pris connaissance de préoccupations concernant des informations circulant sur l’application de médias sociaux WeChat en mandarin pendant la campagne de 2021.

Le Parti conservateur a signalé une possible campagne de désinformation concernant son programme et son attitude à l’égard de la Chine. L’ancien chef conservateur Erin O’Toole a déclaré à l’enquête, plus tôt cette semaine, qu’il estimait que cette campagne avait pu coûter au parti jusqu’à neuf sièges.

Les responsables ont discuté de la pertinence d’un avertissement public, a déclaré M. Sutherland, et il a comparé cette campagne à une situation antérieure qui avait impliqué un faux article contenant des informations incendiaires sur le premier ministre Justin Trudeau en 2019.

Le fait que les messages WeChat soient en mandarin signifiait que les informations n’atteindraient probablement que la diaspora chinoise, contrairement aux faux articles qui étaient en anglais et avaient le potentiel de « devenir viraux » à l’échelle nationale.

« Je ne veux pas vous laisser l’impression que cela a été traité avec moins de sérieux », a déclaré M. Sutherland à la commission.

En dernier recours

Ce n’est que l’un des facteurs qui ont conduit le comité à choisir de ne pas lancer d’avertissement public dans ce qui était finalement un jugement nuancé, a-t-il soutenu.

Le manque de preuves permettant de lier indubitablement la campagne à la Chine et le fait que les messages faisaient référence à des « questions politiques substantielles » par opposition à des allégations clairement fausses ont également pesé dans la balance, a affirmé M. Sutherland dans un résumé d’un entretien qu’il a accordé à la commission avant son témoignage.

Vendredi, il a déclaré à l’enquête que des discussions avaient lieu sur le seuil à respecter pour faire une annonce publique, et il a indiqué que cela se produirait, par exemple, si la diffusion de fausses informations était persistante et pouvait affecter les décisions de vote des citoyens.

« Il était entendu que cela ne serait fait qu’en dernier recours, lorsque l’écosystème démocratique ne se nettoierait pas tout seul – et que personne ne démystifierait l’information », a-t-il indiqué.

Dans le cadre de son travail, M. Sutherland a développé des relations avec les dirigeants canadiens d’entreprises de médias sociaux.

Conformément aux termes d’un accord volontaire, ces entreprises identifiaient parfois des activités non authentiques sur leurs plateformes et les portaient à son attention.

Facebook a signalé l’article incendiaire sur M. Trudeau à M. Sutherland. Sous la direction de Ian Shugart, alors greffier du Conseil privé, M. Sutherland a ensuite demandé à Facebook de supprimer l’article et l’entreprise s’est conformée à cette requête.

« Comme le système avait démystifié les fausses nouvelles, le comité n’a pas eu à faire d’annonce », indique le résumé de l’entretien de M. Sutherland à la commission.

Selon M. Sutherland, le comité craignait que des interventions publiques trop fréquentes ne créent inutilement l’impression que les institutions démocratiques du Canada manquaient d’intégrité.

Le seuil pour une annonce publique

Cependant, les membres du comité ont discuté des balises pour une annonce publique, et il y avait le sentiment que ce seuil pourrait être atteint même « si seulement une ou deux circonscriptions étaient affectées » par l’ingérence étrangère, a-t-il déclaré.

Le comité a reçu des informations de sources telles que le Groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignement visant les élections, composé de représentants du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), de la GRC, d’Affaires mondiales Canada et du Centre de la sécurité des télécommunications.

Les publications en ligne à propos du programme des conservateurs, y compris certaines sur WeChat, constituaient une anomalie, a témoigné vendredi la représentante d’Affaires mondiales au sein du groupe de travail.

« Notre évaluation n’a malheureusement pas été concluante », a déclaré Gallit Dobner à la commission.

Même si la désinformation aurait pu faire partie d’une campagne parrainée par le gouvernement chinois, il n’y avait « aucune preuve » suggérant qu’elle était dirigée par Pékin, a-t-elle précisé. L’autre possibilité était que les publications étaient « purement organiques ».

Lors des élections générales de 2019 et de 2021, les libéraux ont été réélus au gouvernement avec des mandats minoritaires, tandis que les conservateurs formaient l’opposition officielle.

Certains candidats politiques ont déclaré à l’enquête qu’ils étaient furieux d’avoir appris seulement après les deux campagnes électorales que des responsables surveillaient des activités soupçonnées d’être liées à des États étrangers.

Lyall King, qui a présidé le groupe de travail sur les menaces lors des deux dernières élections, a déclaré que les séances d’information destinées aux représentants des partis politiques en 2019 visaient à les sensibiliser à l’ingérence étrangère et à les aider à l’identifier.

« Nous ne leur avons pas fourni un niveau d’information suffisamment précis pour qu’ils puissent prendre des mesures immédiates », a souligné M. King.

La Chine au premier plan en 2019

À l’approche des élections de 2019, la Chine était considérée comme la menace la plus importante du point de vue de l’ingérence.

Le représentant du SCRS au sein du groupe de travail a décrit la Chine comme étant « au plafond » en matière d’intentions et de capacités, tandis que d’autres pays se trouvaient quelque part « autour de nos chevilles », indique un document déposé lors de l’enquête.

Des responsables du gouvernement pakistanais au Canada ont tenté d’influencer clandestinement la politique fédérale canadienne dans le but de promouvoir les intérêts d’Islamabad, selon un résumé des renseignements présenté à la commission.

En conséquence, les responsables canadiens ont pris une mesure non précisée qui a effectivement réduit la menace d’ingérence étrangère avant les élections de 2019.

Un autre résumé des renseignements indique que les tentatives d’ingérence étrangère de l’Inde visent les politiciens canadiens et les processus démocratiques à tous les ordres de gouvernement.

Les responsables indiens au Canada s’appuient de plus en plus sur des mandataires et sur les contacts de leurs réseaux pour mener de telles activités, masquant ainsi tout lien explicite avec le gouvernement indien, ajoute le document.

Les activités d’ingérence de l’Inde lors des élections de 2021 « étaient centrées sur un petit nombre de circonscriptions électorales », indique le résumé.

Il ajoute que certaines d’entre elles intéressaient l’Inde en raison de la perception du gouvernement selon laquelle une partie des électeurs indo-canadiens étaient favorables au mouvement indépendantiste du Khalistan ou aux positions politiques propakistanaises.

La commission devrait publier ses conclusions provisoires d’ici le 3 mai et un rapport complet d’ici la fin de l’année.

L’enquête fédérale, présidée par la juge Marie-Josée Hogue, de la Cour d’appel du Québec, vise notamment à identifier de possibles ingérences étrangères de la Chine, de l’Inde, de la Russie ou d’autres pays lors des deux dernières élections générales fédérales.