Appelée sur les lieux de l’accident qui a entraîné la mort de sa propre fille, une première répondante de la Gaspésie a dû se battre pour recevoir des prestations pour son syndrome post-traumatique. La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail lui refusait des indemnités parce qu’elle était intervenue à titre personnel, une interprétation qui ignorait la réalité des régions éloignées, a-t-elle fait valoir.

Par une belle journée de printemps, le 25 avril 2021, Myla Lepage Babin et son conjoint effectuent des travaux à leur résidence de Caplan, en Gaspésie.

Une fois les travaux terminés, ils entreprennent d’allumer un feu dans la cour pour brûler des restes de matériaux de construction.

Myla est dehors lorsque son conjoint, à l’intérieur, entend le bruit d’une explosion. Et des cris.

Près du feu, il trouve sa conjointe sur le sol, une plaie ouverte à la gorge, en détresse respiratoire. Le sang coule abondamment. Un coroner établira plus tard qu’elle a reçu un fragment de métal de 6 millimètres sur 12 millimètres provenant d’un contenant d’aérosol.

La voisine accourt sur les lieux, un téléphone à la main. Pendant qu’elle appelle le 911, le conjoint de Myla compose le numéro de la première répondante du village, qui habite à moins d’un demi-kilomètre de chez lui.

Un programme pour les communautés éloignées

Comme plusieurs communautés éloignées au Québec, Caplan, un village d’environ 2000 habitants situé dans la Baie-des-Chaleurs, peut compter sur un programme de premiers répondants.

Souvent des pompiers, des ambulanciers ou des gens connus de la communauté, ceux-ci sont formés pour intervenir d’urgence lors d’un accident, le temps que l’ambulance arrive.

Lors de son témoignage au Tribunal administratif du travail, un responsable du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de la Gaspésie décrira ce programme comme un « service de proximité qui permet de réduire les délais d’intervention et de sauver des vies ».

À l’époque des évènements, Caplan a la chance de compter sur deux premières répondantes : Myla et sa mère, Anick Lepage.

L’appel, en état de choc

Cette dernière est première répondante depuis la mise en place du programme à Caplan, il y a 20 ans, et en est même devenue la responsable.

PHOTO FOURNIE PAR ANICK LEPAGE

Myla Lepage Babin et sa mère, Anick Lepage

Le 25 avril 2021, c’est donc de son gendre paniqué qu’Anick Lepage reçoit un appel. En état de choc, il lui demande de venir à son domicile au plus vite, précisant qu’il y avait eu un accident, sans plus de détails.

Anick Lepage s’imagine qu’un accident de la route a pu se produire devant la résidence du couple. Sa fille et partenaire d’intervention depuis de nombreuses années doit s’occuper des blessés, se dit-elle.

En arrivant sur la scène du drame, voyant sa fille ensanglantée sur le bord du feu, elle doit prendre une ou deux minutes pour se ressaisir. Puis les protocoles d’urgence lui reviennent d’instinct.

Elle accompagnera les ambulanciers jusqu’à l’hôpital. « On m’a permis, malgré la COVID, d’être dans la salle de traumatologie. De toute façon, ils n’auraient pas pu me tasser de là, ils voyaient la force que j’avais », raconte-t-elle en entrevue.

Le récit qu’elle en fait est crève-cœur. Myla « a reçu huit transfusions sanguines, mais elle se vidait au fur et à mesure ». « On m’a dit après coup que tout [le personnel des urgences] est allé à l’extérieur pour essuyer leurs nez, leurs yeux, car tout le monde pleurait. »

Car, malgré 1 h 40 min de manœuvres, Myla n’a pas survécu à sa blessure.

Et le cauchemar d’Anick Lepage ne faisait que commencer.

Pas une travailleuse ?

Évaluée par une professionnelle, elle se fera diagnostiquer un syndrome post-traumatique le 1er novembre suivant, ce qui lui donne alors droit à des prestations de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).

Je prends de la médication accotée pour pouvoir dormir, car sinon, c’est des nuits d’enfer où je me réveille toute trempe avec des visions, des ombres, des odeurs. Le jour, les sirènes, la vue des policiers, des ambulances ; j’ai envie de pleurer.

Anick Lepage

Anick Lepage finira par se tourner vers la Commission pour faire réviser son dossier afin d’obtenir ses dédommagements plus tôt, l’accident tragique de sa fille ayant eu lieu six mois auparavant.

La CNESST contacte donc son employeur à l’époque, la Ville de Caplan, où elle était enregistrée comme bénévole dans le cadre du programme des premiers répondants.

Surprise : la Commission revient sur sa décision initiale et lui annonce qu’elle ne peut être reconnue comme accidentée puisqu’elle n’était pas considérée comme une travailleuse au sens de la loi au moment du drame. La raison : l’appel d’urgence ne provenait pas de la centrale, mais de son gendre.

« Ils n’ont fait aucune vérification »

Face à cette volte-face, Anick Lepage a fait porter sa cause devant le Tribunal administratif du travail, où elle a été entendue le 10 janvier dernier.

Le directeur médical régional au CISSS de la Gaspésie, Michel Roy, y a fait valoir que même si les premiers répondants de la région sont affectés dans la « grande majorité des cas » par l’entremise du Centre d’appels d’urgence des régions de l’Est du Québec (CAUREQ), d’autres appels impromptus peuvent survenir.

Ces appels sont désignés dans le domaine sous le code « 10-0-8 ». Et ils ne sont pas rares dans de petits milieux, a-t-il détaillé.

Encore marqué par cette audience qu’il qualifie « de plus triste [qu’il] a vue en 33 ans de pratique », l’avocat d’Anick Lepage, MFrancis Bernatchez, critique durement le travail des réviseurs de la Commission. « Ils n’ont fait aucune vérification pour comprendre comment ça fonctionnait. »

Dans un village de 1000 habitants, le premier répondant, il est connu. Si ton enfant s’étouffe, tu vas appeler le premier répondant, qui est ton voisin, beaucoup plus vite que l’ambulance qui est à 100 km de chez vous.

MFrancis Bernatchez, avocat d’Anick Lepage

Après des mois d’angoisse, passés avec « une épée de Damoclès au-dessus de la tête », comme Anick Lepage le décrit, une juge administrative lui a donné raison sur toute la ligne.

En répondant à l’appel de son gendre, elle était bel et bien intervenue « à titre de première répondante et non à titre personnel », a tranché la magistrate, infirmant la révision de la CNESST.

« Un énorme impact »

N’eût été cette décision, « ça aurait eu un impact énorme » sur le concept de premiers répondants en région, et ce, partout au Québec, estime-t-il.

MBernatchez s’étonne que le fonctionnement de ce programme ait pu être ignoré par la CNESST, une conséquence de la centralisation du traitement des demandes d’indemnisation entamée en 2019, selon lui.

« Il y aurait plus de chances qu’une personne qui fait partie du milieu sache comment ça fonctionne dans le milieu de vie. C’est le bon sens qui le dit », tranche-t-il.

Anick Lepage témoigne pour sa part avoir reçu un service « tout à fait correct » des agents de la CNESST en Gaspésie.

Je n’ai pas un mot à dire sur [les agents de la CNESST en Gaspésie], c’est l’après [le problème]. Il a fallu que j’aille jusqu’au bout de mes droits, avec les conséquences que ça a eues sur ma santé physique et mentale.

Anick Lepage

Appelée à réagir à la décision rendue dans le dossier d’Anick Lepage, la CNESST a fait savoir qu’elle « ne commente pas les décisions rendues par les tribunaux ».

Au travers du malheur et de la détresse engendrés par cette histoire, Anick Lepage se console en se rappelant que « ça fait un beau dossier de jurisprudence pour tous les autres qui vont passer après ».

Mais aujourd’hui, Caplan ne compte plus aucun premier répondant.