Pendant plus d’un an, la Couronne fédérale a tenté illégalement d’empêcher le public d’avoir accès à des centaines de numéros de dossiers criminels ouverts au Québec, confirme une enquête du Commissariat à l’information du Canada déclenchée à la demande de La Presse.

Ce qu’il faut savoir

En 2022, La Presse a demandé d’obtenir la liste de tous les dossiers criminels pour lesquels la Couronne fédérale avait porté des accusations sur le sol québécois, sur une période donnée.

Le Service des poursuites pénales du Canada a refusé de divulguer les numéros des dossiers, qui nous auraient permis de suivre les procédures judiciaires. À l’époque, l’organisme était sur la sellette pour avoir participé à un « procès secret » décrié par la Cour d’appel du Québec.

Le Commissariat à l’information du Canada a donné raison à La Presse et décrété que l’information aurait dû être divulguée.

Le Service des poursuites pénales du Canada (SPPC), l’organisme fédéral chargé d’engager des poursuites criminelles, a reconnu sa faute à la suite de l’intervention du Commissariat à l’information. Mais pour expliquer sa conduite, l’organisme a plaidé de façon surprenante que son personnel ignorait comment fonctionne le greffe d’un palais de justice, un comptoir où tout membre du public peut avoir accès aux dossiers des tribunaux.

Caviardée presque à 100 %

L’affaire remonte à 2022. Dans le cadre de sa couverture des affaires judiciaires, La Presse a fait une demande au SPPC en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, afin d’obtenir la liste de tous les numéros de dossiers judiciaires associés aux poursuites criminelles portées en territoire québécois par la Couronne fédérale au cours des années 2020 et 2021.

Il est possible d’obtenir ces numéros en se déplaçant dans les palais de justice des 36 districts judiciaires que compte le Québec, des Îles-de-la-Madeleine à Kuujjuaq, en passant par Amos, La Tuque, Sept-Îles et Montréal. La tâche est toutefois titanesque et impose un lourd fardeau au personnel du greffe, déjà surchargé. Pour quiconque souhaite suivre les affaires judiciaires, il est beaucoup plus facile de travailler avec la liste consolidée des dossiers ouverts, qui est détenue par la Couronne.

En réponse à la demande d’accès à l’information, le SPPC a toutefois transmis une liste de près de 500 numéros de dossiers qui était caviardée presque à 100 %. Seuls cinq numéros de dossiers ont été divulgués, parce qu’ils avaient déjà fait l’objet de jugements rendus publics. Tous les autres étaient cachés.

Au Canada, les poursuites criminelles sont pourtant censées être publiques dès le dépôt des accusations. Elles le demeurent tout au long du processus judiciaire, sauf en cas exceptionnel d’ordonnances de huis clos pour certaines audiences. La publicité des débats judiciaires découle d’une tradition plusieurs fois centenaire.

La Presse a donc porté plainte au Commissariat à l’information du Canada contre le SPPC, qui refusait de rendre publiques des informations qui devraient l’être.

À ce moment, la Couronne fédérale était déjà sur la sellette en lien avec la transparence du processus judiciaire : la Cour d’appel du Québec venait de dénoncer la tenue d’un « procès secret » et d’annuler la condamnation d’un informateur de police poursuivi par le SPPC, en dehors des canaux traditionnels.

Un appel au palais de justice de Québec

Dans sa défense présentée au Commissariat, le SPPC a plaidé que s’il divulguait la totalité des accusations qu’il avait portées sur le sol québécois, « il aiderait [La Presse] à obtenir des renseignements qu’[elle] ne serait pas en mesure d’obtenir par ses propres moyens », ce qu’il n’avait pas l’obligation de faire, selon lui.

Le Commissariat a émis des doutes sur cet argument. « Il semblait raisonnable de penser que quelqu’un pourrait se rendre au greffe du tribunal et demander à obtenir les dossiers dans lesquels le SPPC a entamé des procédures judiciaires au cours d’une période donnée », précise l’organisme dans sa décision.

Le SPPC a donc été invité à refaire ses devoirs. L’organisme affirme avoir dû téléphoner dans un palais de justice pour se faire expliquer à quelles informations les citoyens ont le droit d’accéder.

« Le SPPC a contacté le greffe du palais de justice du Québec pour obtenir plus de détails sur la procédure d’accès aux numéros de dossiers judiciaires […]. Le greffe a confirmé qu’un membre du public pouvait demander une liste des numéros de dossier des affaires criminelles ayant fait l’objet d’une poursuite au Québec au cours d’une période donnée et qu’il recevrait ces renseignements dans leur intégralité », lit-on dans le résumé d’enquête du Commissariat.

Le SPPC a donc reconnu le mois dernier qu’il avait eu tort et il a accepté de transmettre les données demandées, qui permettront aux journalistes de garder un œil sur diverses procédures en cours.

Le 18 mars, le Commissariat a rendu une décision confirmant que la plainte de La Presse était fondée en vertu de la loi.

Interprétation « bizarre »

MShakir Rahim, directeur de programme de justice pénale pour l’Association canadienne des libertés civiles, estime que l’interprétation initiale de la Couronne fédérale était « bizarre ».

« Il y a plusieurs dossiers pour lesquels il n’y a pas de jugement publié dans les bases de données publiques. Le public doit avoir accès aux procédures judiciaires, ça fait partie des fondements de la démocratie », dit-il.

« Il y a une tendance récente de dossiers où aucune information n’est disponible sur la cause. Nous nous inquiétions d’une érosion du principe de la publicité des débats », souligne l’avocat.

« Ça en dit long sur la façon dont on pense et la culture du secret », renchérit MMartine Valois, professeure titulaire de droit à l’Université de Montréal et ancienne avocate à Justice Canada.

Si le système de justice doit être public, alors le travail, les dénonciations, il n’y a aucune raison pour que ce ne soit pas public une fois les accusations portées.

MMartine Valois

« Les procureurs de la poursuite sont des juristes professionnels, qui ont des obligations déontologiques, mais au sein des organisations comme ça, on les place en porte-à-faux avec leurs obligations déontologiques », déplore la professeure.

Invité à réagir, le SPPC a expliqué que selon l’organisation, le fait qu’une information a été divulguée dans le cadre d’une procédure publique dans un palais de justice ne signifie pas qu’elle peut nécessairement ensuite être divulguée à nouveau en réponse à une demande d’accès à l’information.

Selon le SPPC, il existe des provinces au Canada où les citoyens ne peuvent pas entrer dans un palais de justice et consulter les numéros de dossiers criminels, ce qui expliquerait la confusion initiale.

« Il s’avère qu’au Québec, une liste de tous les numéros de dossiers judiciaires impliquant le SPPC pour une période s’étirant sur plusieurs années est une chose à laquelle le public a aisément accès, ce qui n’est pas nécessairement le cas partout au Canada », a déclaré Nathalie Houle, porte-parole du SPPC, sans préciser à quelle province elle faisait référence.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse