Lorsqu’il a demandé un permis pour démolir le vieux cabanon qui menaçait de s’effondrer dans sa cour arrière, le printemps dernier, Damien Stryckman, résidant du Plateau-Mont-Royal, ne se doutait pas que sa demande devrait être soumise au ministère de la Culture et des Communications (MCC), afin de s’assurer que le bâtiment n’avait pas de valeur patrimoniale.

« Ce n’était rien d’autre qu’un nid à feu, explique le citoyen, quelques mois après la démolition. Il n’y avait plus rien à récupérer. La porte de garage n’ouvrait plus, la structure en tôle rouillée menaçait de tomber, même la dalle de béton n’était pas réparable. Personne n’aurait pu trouver quoi que ce soit de patrimonial là-dedans. »

Si la demande devait passer par le MCC, c’est que les documents municipaux montraient que le cabanon avait été construit avant 1940.

PHOTO FOURNIE PAR DAMIEN STRYCKMAN

« Personne n’aurait pu trouver quoi que ce soit de patrimonial là-dedans », insiste Damien Stryckman en parlant de son cabanon.

Depuis avril 2021, avant d’autoriser la démolition de n’importe quel bâtiment datant d’avant 1940, les municipalités doivent en informer le MCC, qu’il s’agisse d’un cabanon en ruine, d’une maison ancestrale ou d’un immeuble résidentiel. Québec a trois mois pour donner son avis.

Inventaires

Cette obligation a été imposée au moment où le gouvernement demandait aux municipalités de réaliser un inventaire pour déterminer quels immeubles, parmi ceux construits avant 1940, ont une valeur patrimoniale. Les villes ont jusqu’au 1er avril 2026 pour réaliser cet inventaire.

Tant que l’inventaire n’est pas fait, les demandes de démolition doivent être soumises au MCC.

Mais ces directives causent du mécontentement dans de nombreuses villes, souligne le président de l’Union des municipalités du Québec (UMQ), Martin Damphousse, aussi maire de Varennes, en Montérégie.

D’abord parce que le délai de trois mois pour avoir la réponse du MCC retarde la délivrance des permis de démolition, qui précède parfois la délivrance de permis de construction pour de nouveaux logements. Et ensuite, parce que toutes les villes doivent réaliser leur inventaire en même temps, en sollicitant des experts en patrimoine, qui ne sont pas assez nombreux au Québec pour répondre à la demande.

« On a maintenant l’obligation d’envoyer au Ministère nos demandes de démolition et ils ont 90 jours pour répondre. Ce délai déplaît aux propriétaires et aux villes, dit M. Damphousse. Quand on parle de logement, on associe souvent les délais d’émission de permis aux villes. Mais dans ce cas, ce n’est pas une problématique de délais des villes. On ajoute trois mois additionnels, ce qui retarde les projets de construction de tous types. »

Éviter les démolitions ?

Le président de l’UMQ insiste pour dire qu’il est important de protéger le patrimoine bâti.

« Personne dans le monde municipal ne veut démolir un édifice patrimonial sans motif valable. Mais quand c’est une maison d’avant 1940 et qu’il est évident que la valeur patrimoniale est très faible, ça serait facile et simple d’accorder la démolition rapidement, mais on ne peut pas le faire », explique-t-il.

Le délai imposé par le MCC a-t-il permis d’éviter la démolition d’édifices patrimoniaux jusqu’à maintenant ?

Quand on pose la question, l’équipe des relations médias du MCC ne répond pas directement, mais explique que le Ministère « accompagne les municipalités dans la réalisation d’analyses, dont les études de caractérisation, des inventaires et des études ponctuelles. C’est notamment le cas avec la Ville de Gatineau, qui effectuera une étude sur les maisons allumettes, un type architectural dont la disposition transitoire a mis en lumière la fragilité ».

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Maison allumette dans l’ancienne ville de Hull.

On appelle maisons allumettes de petites constructions de bois construites dans l’ancienne ville de Hull, où habitaient beaucoup d’ouvrières travaillant à l’usine d’allumettes EB Eddy à la fin du XIXsiècle.

Dernièrement, une demande de démolition visant une maison de ce type a suscité la controverse. Le propriétaire, qui veut construire un immeuble de 159 logements sur ce terrain, s’est tourné vers les tribunaux et a eu gain de cause en Cour supérieure il y a deux semaines. La Ville de Gatineau a annoncé qu’elle porterait le jugement en appel.

Le MCC souligne aussi l’intervention du ministre Mathieu Lacombe dans le cas de la maison-atelier de Charles Daudelin, à Kirkland, un bâtiment de 1951 dont la démolition a été interdite, alors que les propriétaires souhaitaient la raser.

Manque d’expertise

L’inventaire que doivent faire les villes leur permettra de déterminer la valeur patrimoniale des bâtiments sur leur territoire et de prendre les décisions qui s’imposent en cas de demande de démolition. Mais certaines municipalités ont du mal à le réaliser.

C’est essentiel d’avoir un diagnostic, mais ça prend des experts. On a un problème de disponibilité d’entreprises capables de le faire et ça fait exploser les coûts.

Martin Damphousse, président de l’Union des municipalités du Québec

L’UMQ a demandé récemment au gouvernement du Québec de renouveler son programme de soutien au milieu municipal en patrimoine immobilier, et de lui attribuer 70 millions par année. Ce programme n’a pas été renouvelé depuis 2022.

La décision de demander aux municipalités un inventaire de leurs bâtiments patrimoniaux est un « pas dans la bonne direction » pour en assurer la protection, « mais encore faut-il leur en donner les moyens », observe l’experte en patrimoine Lucie K. Morisset, professeure à l’UQAM.

Mme Morisset confirme que les experts ayant une formation adéquate ne sont pas assez nombreux pour réaliser tous les inventaires pour les villes.

« Il faut des spécialistes capables d’évaluer les techniques de construction, de les interpréter, pour pouvoir expliquer aux propriétaires pourquoi leur bâtiment a une valeur patrimoniale », souligne-t-elle.

Selon la professeure, il aurait fallu créer par la même occasion un programme de formation, au collégial ou à l’université, pour former des « gardiens du patrimoine ».

87 000 bâtiments à évaluer à Montréal

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Il est difficile de trouver des experts pour déterminer quels bâtiments ont une valeur patrimoniale.

La Ville de Montréal compte 87 000 bâtiments construits avant 1940 qui devront être évalués pour déterminer lesquels ont une valeur patrimoniale.

« C’est une grande opération dans laquelle on se lance », reconnaît Ericka Alneus, responsable du patrimoine au comité exécutif.

L’ampleur de la tâche est telle qu’il est difficile de trouver des experts pour la réaliser. Il y a quelques mois, le conseil municipal a dû annuler un contrat qui avait été accordé à une firme d’experts pour faire l’inventaire patrimonial dans l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie, parce que les spécialistes ont réalisé qu’ils ne pourraient pas respecter l’échéancier.

À la suite de cet échec, la Ville de Montréal a décidé de constituer à l’interne une équipe de huit personnes grâce à une aide financière de 10 millions du ministère de la Culture et des Communications. Cette équipe travaillera exclusivement sur l’inventaire des bâtiments patrimoniaux, en s’adjoignant l’aide d’experts externes.

On veut s’assurer d’avoir les bonnes données pour savoir de quoi on parle, souligne Mme Alneus. Ça inclut le patrimoine modeste, pour qu’on puisse soutenir les arrondissements dans leurs efforts de protection.

Si vous habitez un bâtiment auquel on trouve une valeur patrimoniale, des conséquences sont à prévoir.

Certains propriétaires ne seront pas heureux, parce que ça va venir avec des obligations pour l’entretien du bâtiment, sans nécessairement qu’on leur donne les moyens pour réaliser les objectifs de la Ville.

Daniel Durand, président par intérim de la section québécoise de l’Association canadienne d’experts-conseils en patrimoine

Déjà, dans certains cas ou certains secteurs, des propriétaires ne peuvent pas faire tout ce qu’ils veulent avec leur maison, par exemple pour le remplacement des fenêtres ou des balcons, fait remarquer l’expert. « Mais pour entretenir des portes et des fenêtres d’époque, c’est difficile de trouver des ouvriers pour faire la restauration », dit-il.

Selon M. Durand, c’est surtout « dans le soutien à l’entretien qu’on peut le mieux protéger les édifices patrimoniaux ».