Les campements de personnes itinérantes se multiplient à Montréal et ailleurs, mais celles qui y habitent vivent dans la crainte de se faire évincer. Elles tentent donc d’échapper au regard des autorités, ce qui les met en danger parce que les travailleurs communautaires peinent aussi à les trouver pour leur venir en aide.

Depuis qu’il a perdu son appartement il y a deux ans, lors d’un épisode dépressif à la suite de quatre morts dans sa famille, Russell a vécu sporadiquement sous une tente, notamment dans une ruelle de l’ouest du centre-ville de Montréal et sous un pont d’étagement de l’autoroute Ville-Marie, d’où le ministère des Transports a expulsé des campeurs en juillet dernier.

Après le démantèlement de son campement, ayant perdu ses maigres possessions, fatigué d’être dérangé par d’autres sans-abri parfois soûls, drogués ou mal intentionnés, l’homme de 65 ans, originaire de la Jamaïque, a trouvé un petit espace vraiment bien caché pour monter sa tente.

Tellement bien dissimulé qu’il refuse de nous y emmener, de crainte que les autorités puissent identifier l’endroit et l’expulser de son refuge. Tout au plus pouvons-nous dire qu’il vit dans un tunnel, protégé des précipitations et du froid.

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Russell, 65 ans, vit dans la rue depuis qu’il a perdu son appartement, il y a deux ans.

« Quand la Ville nous déloge, c’est difficile de changer de place chaque fois, on se casse la tête pour trouver un nouvel endroit », déplore Russell qui, en plus de vivre dehors, perd graduellement la vue et vient d’apprendre qu’il souffre d’un cancer.

Il a vu en septembre dernier un autre sans-abri, l’ex-caïd Kevin White, se faire poignarder dans la ruelle où il campait, un évènement qui l’a traumatisé.

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De plus en plus, les personnes en situation d’itinérance se camouflent afin de ne pas être importunées et sommées de partir.

Mieux camouflés

Un peu partout à Montréal, des personnes itinérantes campent dans des parcs, des terrains vagues, des ruelles, sous des ponts d’étagement, mais aussi dans des bâtiments abandonnés. Régulièrement, les autorités municipales ou les propriétaires procèdent au démantèlement de ces campements et au nettoyage des sites.

Certaines sont visibles par les passants, mais, de plus en plus, les personnes en situation d’itinérance se camouflent afin de ne pas être importunées et sommées de partir.

C’est ce qu’observe David Chapman, directeur de l’organisme Résilience Montréal, qui s’inquiète de cette tendance.

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David Chapman, directeur de l’organisme Résilience Montréal

Quand on démantèle leurs campements, le message qu’on leur envoie, c’est : “Cachez-vous mieux !” C’est pour cette raison qu’ils sont de plus en plus dissimulés dans des endroits où ils sont invisibles.

David Chapman, directeur de l’organisme Résilience Montréal

Mais en se cachant, les personnes itinérantes se mettent en danger, puisque personne ne pourra leur porter secours s’il leur arrive malheur, comme une blessure, une maladie ou une surdose de drogue.

« Je suis convaincu qu’on va retrouver des corps gelés cet hiver dans des immeubles abandonnés ou ailleurs, avance David Chapman. Est-ce qu’on attend qu’il y ait des morts pour agir ? »

Mercredi, la police de Saint-Jérôme a découvert la dépouille d’un homme dans une tente installée dans un bois isolé de la ville. Le corps était sans doute à cet endroit depuis plusieurs semaines, selon la police.

Le 10 novembre, trois personnes ont été retrouvées inconscientes dans un bâtiment désaffecté du quartier Centre-Sud, à Montréal, vraisemblablement en lien avec des surdoses aux opioïdes. C’est un employé de l’entreprise possédant l’immeuble, une ancienne savonnerie maintenant placardée, qui a contacté les autorités après avoir fait la découverte des trois personnes inconscientes, qui ont été prises en charge par Urgences-santé.

Des campements partout

Près du square Cabot et de Résilience Montréal, où l’organisme distribue de la nourriture, des vêtements et offre des services à la population itinérante, David Chapman nous montre quelques campements qui passent inaperçus. Ici une bâche tendue entre des supports de bois, adossés à un immeuble abandonné, là une tente dans un bosquet derrière une clôture.

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En se cachant, les personnes en situation d’itinérance se mettent en danger, puisque personne ne pourra leur porter secours, estiment les organisations communautaires.

Dans un autre coin de la ville, quartier Centre-Sud, une dizaine de personnes sont installées sous un pont d’étagement qui enjambe un chemin de fer. L’endroit, jonché de déchets, juste à côté d’un garage municipal, a été le théâtre d’une violente agression armée jeudi, au cours de laquelle une personne itinérante a été blessée.

Lors du passage de La Presse, quelques jours plus tôt, les campeurs étaient en train d’emballer leurs affaires puisque des policiers étaient venus leur dire, la semaine précédente, de quitter le terrain, qui appartient au Canadien Pacifique – maintenant Canadien Pacifique Kansas City (CPKC).

Trois voitures de police se sont présentées sur les lieux ce matin-là, mais sont parties après 20 minutes sans que les agents n’interviennent.

Jennifer, qui habite le campement depuis environ trois mois avec son copain, prévoyait simplement de trouver un nouvel endroit où s’installer. Le couple a une grande tente, une génératrice et des équipements pour se faire à manger.

« On est bien ici, on ne dérange personne », dit la jeune femme, qui fuit les refuges en raison des règlements stricts, des punaises de lit, des vols, et parce que les couples ne peuvent demeurer ensemble.

CPKC a refusé de nous dire s’il avait demandé à la police d’évincer les campeurs de son terrain.

« Le service de police du CPKC continue de travailler avec la police de Montréal pour protéger la sécurité du public et aborder le problème d’un campement qui empiète sur la propriété du chemin de fer, près d’une voie ferrée active », a simplement répondu Terry Cunha, porte-parole de l’entreprise, dans une réponse écrite.

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Des personnes itinérantes ont établi un campement dans le parc qui jouxte l’édifice de La Presse, rue Saint-Antoine.

L’arrondissement de Ville-Marie démantèle régulièrement des campements installés sur des terrains municipaux, comme dans le parc qui jouxte l’édifice de La Presse, rue Saint-Antoine. Mais les campeurs s’y réinstallent aussitôt.

Il a été impossible de savoir combien de démantèlements effectuent les employés municipaux et quels sont les coûts de ces opérations pour la Ville.

Dignité et sécurité

« Rappelons que les campements posent des enjeux de sécurité et que la réglementation municipale ne permet pas de camper dans les parcs et les places publiques. Dans tous les cas, la Ville de Montréal opte pour une approche humaine auprès des personnes, avec un temps d’intervention leur permettant de se relocaliser et de contacter des organismes d’aide. Lorsqu’une tente est signalée, une évaluation est faite afin de déterminer s’il y a un risque imminent. Dans ce cas, la Ville doit intervenir très rapidement pour la sécurité de tous », indique le relationniste Guillaume Rivest, dans une réponse écrite.

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Démantèlement d’un campement sous l’autoroute Ville-Marie, en juillet dernier

« La Ville parle de sécurité et de dignité humaine, mais ce n’est pas digne ni sécuritaire de sortir les gens de chez eux alors qu’ils n’ont nulle part où aller », rétorque Jérémie Lamarche, organisateur communautaire au Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). « Les gens ne peuvent pas apporter toutes leurs affaires, et ils vont simplement camper ailleurs où ils seront plus difficiles à joindre pour les travailleurs communautaires. »

Pour vraiment retrouver sa dignité, ce que Russell voudrait, c’est avoir un appartement à lui. Il était sur la liste de l’Office municipal d’habitation de Montréal pour obtenir un logement en HLM, mais il affirme que, en raison de la perte de son téléphone l’été dernier, il n’a pas pu recevoir l’appel de l’organisme quand son tour est arrivé, et qu’il a donc raté sa chance.

« C’est mon rêve ! Mais maintenant, je dois repartir à zéro », se désole-t-il.

Il y a plus de 20 000 personnes sur la liste d’attente pour un logement dans un HLM à Montréal.

Avec Philippe Teisceira-Lessard et Henri Ouellette-Vézina, La Presse

Moncton : un sans-abri propulsé dans un camion à ordures

Un homme de Moncton, au Nouveau-Brunswick, a été projeté cette semaine dans un camion à ordures, alors qu’il tentait de se protéger du froid dans une benne. Dans une vidéo relayée vendredi par l’organisme The Humanity Project, on peut entendre l’homme crier et le voir basculer au moment où le contenu de la benne est déversé à l’intérieur du camion.

« Lorsque vous prenez les tentes, les sacs de couchage et tous les biens des gens sans leur fournir un logement sûr et adéquat, ils sont obligés de dormir dans des endroits tels que des bennes à ordures, juste pour échapper au froid », a fait valoir l’organisme sur sa page Facebook. Par chance, a-t-il précisé, le conducteur du camion a entendu les cris de l’homme et a pu lui venir en aide.

Un évènement semblable avait connu une fin tragique, en avril 2020, quand le corps de Charles Pitre, 51 ans, avait été trouvé dans un site d’enfouissement de Moncton.

Bruno Marcotte, La Presse