Un projet de site d’enfouissement de déchets nucléaires près de la rivière des Outaouais doit être rejeté en raison des risques environnementaux qu’il représente et parce que la procédure d’autorisation est entachée par un conflit d’intérêts, plaident différentes nations autochtones.

L’aménagement d’une « installation de gestion des déchets près de la surface » (IGDPS) – soit un site d’enfouissement de déchets nucléaires – aux Laboratoires de Chalk River, du côté ontarien de la rivière, fait l’objet d’une demande d’autorisation étudiée depuis 2016 par la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN). Elle doit rendre sa décision dans les prochaines semaines.

Le site d’enfouissement projeté recevrait des déchets radioactifs de faible activité pendant au moins 50 ans dans la municipalité de Deep River, voisine de Chalk River, en Ontario, à un kilomètre de la rivière des Outaouais, à proximité d’un milieu humide.

Il consisterait en un monticule artificiel, d’une hauteur équivalente à un édifice de cinq étages, composé de différentes cellules de stockage et doté de systèmes de collecte du lixiviat, de détection des fuites et de surveillance de l’environnement.

Cette conception est « essentiellement la même » que celle de n’importe quel site d’enfouissement de déchets domestiques dangereux au Canada, alors que des déchets radioactifs exigent un niveau de protection « beaucoup plus strict », s’étonne l’avocate Theresa A. McClenaghan, directrice générale de l’Association canadienne du droit de l’environnement.

On ne mettrait jamais, jamais, jamais un site d’enfouissement dans une zone humide, et jamais si près d’une rivière importante. […] C’est absolument épouvantable, on ne peut pas le croire.

Theresa A. McClenaghan, directrice générale de l’Association canadienne du droit de l’environnement

En cas de fuite, de la matière radioactive pourrait donc pénétrer dans la zone humide et atteindre la rivière des Outaouais, indique Mme McClenaghan, prévenant que les conséquences pourraient être décuplées en cas d’évènement météorologique extrême.

Dans ce monticule artificiel, « il y aurait de la place pour un million de tonnes de déchets radioactifs », qui le demeureraient pendant des siècles, s’indigne Justin Roy, membre du conseil de bande et conseiller en développement économique de la Première Nation de Kebaowek, au Québec, qui fait partie de la dizaine de communautés algonquines s’opposant au projet.

La rivière des Outaouais, que les Premières Nations appellent Kichi Sibi, est d’une grande importance spirituelle et culturelle pour elles, notamment en raison de la présence de sites sacrés.

Les villes de Gatineau et de la Communauté métropolitaine de Montréal s’opposent aussi au projet, soulignant que la rivière des Outaouais et le fleuve Saint-Laurent, dans lequel elle se jette, sont la source d’eau potable de millions de personnes, en aval du site de Chalk River.

Impacts potentiels « pas banals du tout »

Les impacts sur la santé d’une éventuelle fuite « ne sont pas banals du tout », s’inquiète le docteur Éric Notebaert, vice-président de l’Association québécoise des médecins pour l’environnement et professeur à la faculté de médecine de l’Université de Montréal.

« Toute exposition au rayonnement ionisant, même faible, a des risques, surtout s’il s’agit d’une exposition chronique », explique-t-il. Il se dit aussi préoccupé par l’eau tritiée, « de l’eau radioactive », générée à Chalk River.

Sa pénétration rapide dans l’ADN, démontrée par des études sur les animaux, « peut induire des cancers, des malformations congénitales, des morts in utero », dit le DNotebaert, dont l’organisation s’oppose aussi au projet.

PHOTO FOURNIE PAR ÉRIC NOTEBAERT

Le docteur Éric Notebaert, vice-président de l’Association québécoise des médecins pour l’environnement et professeur à la faculté de médecine de l’Université de Montréal.

L’endroit est mauvais et la méthode de confinement est mauvaise. Il va tôt ou tard y avoir un ruissellement dans la rivière et dans le fleuve. Ça, c’est fort inquiétant.

Éric Notebaert, vice-président de l’Association québécoise des médecins pour l’environnement

Les Laboratoires nucléaires canadiens soutiennent de leur côté que leur projet permettra un stockage sûr des déchets grâce à une membrane de fond d’une épaisseur d’un mètre et demi, une couverture de deux mètres d’épaisseur, une surveillance du site et la possibilité d’effectuer des réparations au besoin.

Apparence de conflit d’intérêts

L’un des deux commissaires chargés d’étudier la demande d’autorisation du projet, Marcel Lacroix, a déjà travaillé aux Laboratoires de Chalk River, indique sa biographie sur le site internet de la CCSN. Il est titulaire d’un doctorat en génie nucléaire, professeur à l’Université de Sherbrooke et consultant en ingénierie. La seconde commissaire a, quant à elle, terminé son mandat.

Les Premières Nations de Kebaowek et Kitigan Zibi y voient « un gros problème », dit Justin Roy. Il espère que la Commission étudiera objectivement le projet.

La CCSN n’a jamais dit non à un projet, pas une fois. Chaque fois qu’un projet a été soumis, la CCSN l’a approuvé.

Justin Roy, Première Nation de Kebaowek

La CCSN « est très proche de l’industrie qu’elle réglemente », affirme l’avocate Theresa A. McClenaghan.

« Il faut se demander si le régulateur est suffisamment indépendant lorsqu’il y a en son sein trop de personnes issues de l’industrie réglementée », dit-elle, estimant que cela alimente la perception de partialité ou de manque d’indépendance de la Commission.

La Commission assure de son côté que le processus d’évaluation est impartial.

« Il n’y a aucun conflit d’intérêts. Les commissaires sont nommés par le gouverneur en conseil, c’est-à-dire la gouverneure générale, sur l’avis du Cabinet », a répondu par courriel un porte-parole de l’organisme, Braeson Holland, après avoir refusé la demande d’entrevue de La Presse.

« Les commissaires s’engagent à respecter les normes d’éthique les plus élevées et les lignes directrices les plus rigoureuses concernant les conflits d’intérêts », a-t-il ajouté, soulignant la vaste expertise de Marcel Lacroix.

Sollicité pour cet article, Marcel Lacroix n’a pas rappelé La Presse.

Droits bafoués

Les Premières Nations déplorent que le projet ait pu avancer sans leur consentement libre, préalable et éclairé, une notion pourtant enchâssée dans la législation canadienne, et accusent la CCSN de ne pas les avoir consultées convenablement.

Les chefs de trois communautés algonquines ont été entendus lors de l’audience finale de la Commission, en août, mais ils n’ont pas été autorisés à poser des questions au promoteur du projet, déplore Justin Roy.

Les Premières Nations n’excluent pas de saisir les tribunaux pour contester une éventuelle autorisation du projet par la Commission.

Elles ont aussi lancé une pétition parrainée par le Bloc québécois réclamant que le gouvernement fédéral soumette à un examen de l’Agence internationale de l’énergie atomique les projets de déclassement de réacteurs nucléaires et d’élimination permanente des déchets, comme celui de Chalk River, et que la Commission sursoie à sa décision dans ce dossier tant que leurs droits n’auront pas été respectés.

En savoir plus
  • 1945
    Début des activités des Laboratoires de Chalk River, qui ont notamment permis le développement du réacteur nucléaire CANDU
    Source : Commission canadienne de sûreté nucléaire
    1952
    Les Laboratoires de Chalk River sont le théâtre du premier accident nucléaire au monde, le 12 décembre. Un second surviendra en 1958.
    Source : Santé Canada