Incapables de trouver un logement – et même un lit pour la nuit –, des dizaines de personnes à Gatineau vivent dans des tentes dans le plus grand dénuement. Et faute de ressources, des organismes ne peuvent attaquer de front les défis que pose l’explosion de l’itinérance.

Plus de besoins, moins de services

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La travailleuse de rue Sasha Yakimishan se fraie un chemin parmi les abris de fortune dans le boisé en bordure du ruisseau de la Brasserie, à Gatineau.

Dans la nuit de mardi à mercredi, Jean-François Bourgon a versé du Purell dans un chaudron. Il a allumé le liquide inflammable pour chauffer son abri de fortune, en bordure du ruisseau de la Brasserie, à Gatineau. C’est là qu’il habite depuis un an et demi, à moins de trois kilomètres du parlement à Ottawa.

Enveloppé d’une couverture, un litre de lait au chocolat à la main, l’homme de 38 ans est catégorique : s’il réussissait à avoir un logement, il ne serait pas ici.

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Jean-François Bourgon

« Comment je me sens ? Décâlissé. Découragé », laisse-t-il tomber en flattant London, une chienne adoptée depuis le début de son itinérance.

Les abris de fortune se sont récemment multipliés dans le boisé en bordure du ruisseau de la Brasserie, à Gatineau, une ville où la crise du logement est particulièrement sévère. Il y avait une dizaine de tentes en novembre. Une trentaine à la mi-mai. Et une soixantaine lors de notre passage, à la fin juin.

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L’abri de Jean-François Bourgon, dissimulé sous les arbres

« En ce moment, si je rencontre une nouvelle personne en situation d’itinérance, tout ce que je peux faire, c’est l’amener dans un parc pour qu’elle puisse dormir », dénonce Sasha Yakimishan, travailleuse de rue depuis quatre ans au Centre de prévention et d’intervention en toxicomanie de l’Outaouais (CIPTO).

Elle n’avait jamais rien vu de tel.

Nous, notre rôle, c’est d’amener les gens vers les services. Mais il n’y en a pas, de services !

Sasha Yakimishan, travailleuse de rue au Centre de prévention et d’intervention en toxicomanie de l’Outaouais

Jean-François Bourgon s’est retrouvé à la rue alors qu’il perdait son emploi dans la construction, raconte-t-il. Derrière lui se dresse une tente recouverte d’un abri fait à l’aide d’une bâche. Un cercle de feu – éteint –, des chaises et un vélo complètent son lieu de vie. Tout autour, des dizaines d’autres abris sont disséminés sous les arbres.

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Les abris de fortune se sont récemment multipliés dans le boisé en bordure du ruisseau de la Brasserie.

Certains ne sont plus que des ruines, d’autres sont entretenus avec soin. De l’autre côté du ruisseau, à travers les pépiements d’oiseaux, on entend le trafic de l’autoroute 50.

Inquiétude dans l’air

« On regarde cette population-là, qui augmente de jour en jour, et on n’a pas encore les retombées des évictions et des personnes qui ne se seront pas trouvé de logis au 1er juillet », lance, inquiète, Lise Paradis, directrice générale du refuge le Gîte Ami.

De la fenêtre de son bureau, elle a vue sur le campement.

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Lise Paradis, directrice générale du refuge le Gîte Ami

Ça va faire sept ans que je suis ici. On n’a jamais vu ça.

Lise Paradis, directrice générale du refuge le Gîte Ami

Le Gîte Ami offre 55 lits d’urgence, a confirmé le CISSS de l’Outaouais. Ce sont les seuls pour tout l’Outaouais destinés aux adultes. Ils sont occupés chaque nuit, et une nouvelle liste d’attente voit le jour tous les matins, confirme Mme Paradis.

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Lise Paradis, directrice générale du refuge le Gîte Ami

« Il n’y a aucun endroit pour les personnes [en situation d’itinérance] », résume Yves Séguin, directeur général du CIPTO.

Une crise sans précédent

Il y a moins de logements disponibles à Gatineau et ils sont plus chers que dans toutes les autres grandes villes du Québec, y compris Montréal.

« Nous, dans nos différents projets, on a des gens qui travaillent ou qui étudient à temps plein », souligne Mme Paradis.

Dans ce contexte, l’itinérance ne cesse de s’amplifier. Entre ceux qui viennent de basculer dans la rue, ceux qui consomment des drogues dures et ceux qui ont des problèmes psychiatriques, le mélange est explosif.

Au point que des organismes qui leur venaient en aide ont craqué sous la pression et jeté l’éponge (voir le dernier onglet). Les solutions n’apparaîtront pas à court terme, ont indiqué à La Presse la Ville de Gatineau et le CISSS de l’Outaouais. Résultat : non seulement l’itinérance a augmenté, mais les services ont diminué au cours des derniers mois.

« Moi, je dis qu’on vit une crise humanitaire », affirme Mme Paradis. « La situation est sans précédent, c’est du jamais vu dans le centre-ville de Hull », renchérit Michel Kasongo, directeur général de la Soupe populaire.

Au printemps, certains organismes ont demandé l’intervention de la Croix-Rouge ou l’annonce de mesures d’urgence. Leur appel a été porté jusqu’à l’Assemblée nationale par la co-porte-parole de Québec solidaire Manon Massé. Le 8 juin, elle a aussi interpellé le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, dans une lettre dont La Presse a obtenu copie. Elle n’a jamais eu de réponse.

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Certains campements dans le boisé en bordure du ruisseau de la Brasserie ne sont plus que des ruines.

« Nous suivons de près la situation de l’itinérance en Outaouais avec le soutien des députés locaux, nous a indiqué le cabinet du ministre Lionel Carmant dans une déclaration écrite. Nous sommes également en lien avec les organismes communautaires sur le terrain et le CISSSO. Le ministre [Lionel] Carmant a de plus rencontré la mairesse [France] Bélisle en mai dernier pour discuter des actions à poser. Nous poursuivrons notre collaboration. »

Pour Manon Massé, les besoins sont clairs : il faut davantage de lits d’urgence, un centre communautaire où les gens pourraient aller le jour et des mesures pour limiter la crise du logement, détaille-t-elle en entrevue. « Il faut que l’argent descende, et à ce jour, on est toujours dans le néant. »

Le minimum

En attendant des mesures à long terme, la Ville de Gatineau a décidé de tolérer le campement.

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La crise du logement est particulièrement sévère à Gatineau.

Au moment de notre passage, des toilettes venaient d’être installées par le CISSS de l’Outaouais dans le stationnement de l’ancien aréna Robert-Guertin. Des douches devraient aussi être livrées, ont confirmé plusieurs intervenants. Pour l’eau potable, les campeurs peuvent utiliser l’eau d’un boyau d’arrosage du Gîte Ami.

Un conteneur à poubelles – jugé insuffisant par les campeurs – est fourni par la Ville. Un chapiteau planté sur l’asphalte, avec quelques tables, complète le tableau.

  • Yann Meunier, Élodie et son petit potager à l’arrière

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    Yann Meunier, Élodie et son petit potager à l’arrière

  • Yann Meunier et son chihuahua Moka

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    Yann Meunier et son chihuahua Moka

  • Élodie

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    Élodie

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« J’aimerais qu’il y ait des logements abordables, parce qu’une chambre à 1200 $… Moi, j’ai besoin d’un toit, j’ai besoin d’être traité comme les autres ! », témoigne Yann Meunier. Ce musicien et son chihuahua Moka ont atterri dans le campement après avoir subi un incendie, il y a plus d’un an.

Un peu plus loin, Élodie a planté un potager à côté d’un coquet campement. « Ce n’est pas parce que tu es une mauvaise personne que tu te retrouves ici », rappelle-t-elle.

Pour Caroline Leblanc, spécialiste des campements au Québec et doctorante à l’Université de Sherbrooke, ce qui se passe à Gatineau le distingue du reste de la province. « Moi, je défends le droit d’habiter dans la ville, mais les gens qui veulent des ressources devraient y avoir accès. On ne peut pas juste les mettre là et les oublier ! »

1730 $… pour un trois et demie

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Martine a accueilli La Presse dans le logement de dépannage où elle réside avec ses deux adolescentes depuis plus d’un an.

Vous voulez payer plus ? Ne cherchez plus ! C’est à Gatineau qu’on trouve les loyers les plus chers au Québec, et où il y en a le moins. Bienvenue dans l’une des pires crises du logement de la province.

En date du 28 juin, l’Office d’habitation de l’Outaouais avait reçu 655 demandes d’aide à la recherche de loyer, selon son directeur général, Alexandre Héroux-Thériault.

C’est autant que dans la ville de Québec à pareille date, même si la population de la capitale est presque le double de celle de Gatineau.

C’est aussi à Gatineau que le coût des loyers a connu la plus forte hausse : 9,1 % pour les logements de deux chambres, selon le plus récent rapport de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL). « Du jamais vu depuis que les données sur les loyers sont disponibles », précise la SCHL.

En 2022, le coût moyen d’un logement vacant de deux chambres était de 1500 $, selon la SCHL. Si on se fie aux données de Rentals.ca, en juin 2023, un trois et demie coûtait en moyenne 1732 $ à Gatineau, et un quatre et demie, 1876 $.

Consultez un rapport de la SCHL de janvier 2023

Pire encore, le pourcentage des loyers accessibles aux ménages à faible revenu est de 8 % à Gatineau, selon la SCHL, soit le taux le plus bas au Québec. Par comparaison, ce taux est de 23 % à Montréal et 25 % à Québec.

PHOTO FOURNIE PAR LA VILLE DE GATINEAU

Daniel Champagne, président du comité exécutif de la Ville de Gatineau

« Le constat qu’on fait à Gatineau, c’est qu’on voit désormais des papas, des mamans et des enfants qui se retrouvent dans des tentes », déplore en entrevue le président du comité exécutif de la Ville de Gatineau, Daniel Champagne. « Avec un taux d’inoccupation de 0,8 %, on va se le dire, pour les plus vulnérables de notre société, c’est un taux d’inoccupation de 0 %. »

Martine, 53 ans, fait les frais de la crise du logement depuis sa séparation. Elle vit dans un logement de dépannage avec ses deux adolescentes depuis plus d’un an, et est désormais en attente d’un logement en HLM. « Nos logements de dépannage sont occupés à pleine capacité, dénonce François Roy, directeur de Logemen’Occupe. Et on ne sait pas trop comment ça va s’enligner pour le 1er juillet. »

En date du 28 juin, six ménages étaient logés à l’hôtel à Gatineau.

À mi-chemin entre l’Ontario et le Québec

La proximité d’Ottawa, où les loyers sont encore plus chers, amplifie la crise. En 2022, pour la première fois en 50 ans, plus d’Ontariens se sont installés au Québec que l’inverse.

Lisez notre article « Outaouais : les Ontariens traversent la rivière »

Les coûts de construction sont aussi plus élevés à Gatineau, ajoute M. Champagne. Dans les dernières années, la Ville a mis différentes stratégies en place pour faire face à la crise : un comité-choc pour favoriser la construction et une nouvelle stratégie sur l’abordabilité.

Lisez un article de Radio-Canada

Malgré tout, les gens qui se retrouvent à la rue à Gatineau sont désormais des personnes qui veulent se trouver un logement, mais qui en sont incapables, reconnaît M. Champagne. « Le visage de l’itinérance, il a changé. »

Nombre de logements sociaux à Gatineau

2681

Nombre d’habitations à loyer modique (HLM) – la liste d’attente est de 1200 à 1300 ménages

1800

Nombre de logements privés loués à 25 % des revenus des locataires grâce au Programme de supplément au loyer (PSL)

477

Nombre de logements ou chambres de transition, de court à long terme, fournis par des organismes de Gatineau pour des personnes itinérantes ou vulnérables (dont 70 lits dans un centre de désintoxication)

Sources : Office d’habitation de l’Outaouais et CISSS de l’Outaouais

Des organismes à bout de souffle

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La halte-chaleur établie dans l’ancien aréna Robert-Guertin, à Gatineau, a fermé ses portes en mai dernier.

Des intervenants qui se retrouvent à l’hôpital à cause de la violence. Une halte-chaleur surpeuplée. Des toilettes bouchées à répétition. Certains organismes ont jeté l’éponge face aux défis que représente l’explosion de l’itinérance au centre-ville de Hull.

« Il n’y a plus d’organismes qui veulent gérer la halte-chaleur. Et nous, c’est fini », explique Sylvain Laflamme, directeur général du Bureau régional d’action sida de l’Outaouais (BRAS).

Cet organisme avait été chargé de s’occuper de la halte-chaleur établie dans l’ancien aréna Robert-Guertin. C’est à cet endroit qu’environ 80 lits d’urgence se trouvaient pendant la pandémie. Des lits disparus depuis 2021.

La halte-chaleur, qui permettait aux sans-abri de se laver et de se réchauffer, a fermé le 15 mai dernier. Pendant des mois, elle avait fait les manchettes en raison d’épisodes de violence et d’insalubrité.

Lisez un article du Droit

« Ça n’allait pas bien, souligne M. Laflamme. On se retrouvait avec 40 à 60 personnes dans une même salle, des gens [aux facultés affaiblies] et d’autres avec de grands problèmes de santé mentale. »

Et au milieu de tout ça, des personnes nouvellement à la rue, ajoute Yves Séguin, directeur général du Centre d’intervention et de prévention en toxicomanie de l’Outaouais (CIPTO). « Ces gens nous demandaient : “On va où ?” Et nous on leur disait d’aller à la halte-chaleur, où il n’y avait pas de lits où dormir, avec beaucoup de monde très désorganisé. »

La soupe populaire ferme ses portes

En avril, la Soupe populaire de Hull, organisme qui servait de 150 à 180 repas midi et soir dans le secteur, a aussi fermé partiellement son service au centre-ville. Avant la pandémie, la salle communautaire accueillait la population à faible revenu et itinérante, sans problèmes de cohabitation, témoigne son directeur général, Michel Kasongo.

On s’est retrouvés à devenir une ressource destinée aux personnes en situation d’itinérance majeure, mais sans les moyens nécessaires pour répondre aux besoins de ces gens-là.

Michel Kasongo, directeur général de la Soupe populaire de Hull

Les intervenants sur place ont commencé à vivre de la violence, au point de devoir aller à l’hôpital. Les pauvres du quartier se sont mis à éviter les lieux.

Or, l’endroit était un point de rendez-vous pour plusieurs autres services : infirmiers, travailleurs sociaux, clinique juridique.

Désormais, on sert une centaine de repas à emporter pour le souper, ce qui ne répond pas à la demande, ajoute M. Kasongo.

Le service de la Soupe populaire de Hull pourrait rouvrir rapidement si le financement de l’organisme était bonifié pour qu’il ait accès à des services de sécurité et de nettoyage, notamment, soutient M. Kasongo. Mais jusqu’à présent, le CISSS de l’Outaouais n’a pas répondu positivement à sa demande, affirme-t-il.

Une nouvelle ressource l’an prochain ?

Un nouveau projet en lien avec l’itinérance devrait voir le jour à moyen terme à Gatineau. Sa forme et son financement ne sont pas encore établis.

Un appel de projets a été fait par le CISSS de l’Outaouais en juin. Les projets ne seront analysés qu’en octobre prochain, a indiqué par courriel Qeren Boua, du service des relations avec les médias.

La Ville de Gatineau, elle, est prête à investir de 4 à 5 millions de dollars supplémentaires. « Mais il va falloir voir comment ça se traduit », soutient le président du conseil exécutif, Daniel Champagne, en entrevue.

Seule nouveauté : un nouveau « hub » verra le jour en août dans un CLSC à un kilomètre du campement pour accompagner les familles et personnes sans-abri « qui demandent des services », a précisé Mme Boua.

Pour des intervenants sur le terrain, ce type de discours n’est pas rassurant. « Malheureusement, on considère que rien n’a été fait, et que [les autorités] ne reconnaissent pas l’urgence d’assurer les besoins minimaux pour ces gens-là », déplore l’avocate Anne Thibault, coordonnatrice de la Clinique interdisciplinaire en droit social de l’Outaouais (CIDSO).