Un agriculteur a installé sans autorisation une digue dans un ruisseau d’Oka pour irriguer ses légumes, qu’il a potentiellement arrosés avec de l’eau contaminée par un déversement toxique du dépotoir illégal de Kanesatake, à l’été 2020. Notre enquête révèle que ce n’est pas le seul endroit contaminé où l’agriculteur puise de l’eau.

Une certification des Jardins Végibec suspendue

Le programme de salubrité CanadaGAP, que les agriculteurs doivent respecter pour avoir accès aux tablettes de grandes chaînes de supermarchés, suspend la certification des Jardins Végibec, un important producteur maraîcher d’Oka. Le producteur a potentiellement arrosé ses légumes « avec de l’eau contaminée et nauséabonde » provenant d’un ruisseau pollué par le dépotoir illégal de Kanesatake, en août 2020, selon la plainte d’une intervenante d’Urgence-Environnement auprès du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ).

L’agriculteur assure toutefois qu’aucune eau ne s’écoulait du ruisseau contaminé lorsqu’il irriguait ses terres.

Les légumes en question, qui ont été testés par l’Agence canadienne d’inspection des aliments, ont été jugés sains et vendus pour l’alimentation humaine.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le programme de salubrité CanadaGAP a décidé de suspendre temporairement la certification de Végibec, la semaine dernière, jusqu’à ce qu’une enquête interne soit terminée.

Le programme CanadaGAP a néanmoins décidé de suspendre temporairement la certification de Végibec, la semaine dernière, jusqu’à ce qu’une enquête interne soit terminée. La décision a été annoncée après que La Presse a informé CanadaGAP que Végibec exploite également un bassin d’irrigation situé sur une terre agricole frappée d’un « avis de contamination » du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC), à Saint-Joseph-du-Lac.

Le programme CanadaGAP oblige les producteurs agricoles à indiquer à des firmes d’audit toutes les sources d’eau qu’ils utilisent pour irriguer leurs terres. Les évènements représentant un risque de contamination « devraient être documentés dans leur cahier des charges », affirme Heather Gale, porte-parole du programme.

« En théorie, aussitôt que tu as une indication d’un risque de contamination, tu n’as pas le droit de vendre [ta récolte] avant d’avoir prouvé qu’elle n’est pas contaminée », affirme l’agronome Luc Brodeur, qui est intervenu comme témoin expert dans des dizaines de litiges de nature agricole depuis 30 ans.

Déversement toxique du 1er août 2020

Le déversement toxique d’envergure en provenance du dépotoir illégal de Kanesatake survenu le 1er août 2020 avait déclenché un avis du Centre national des urgences environnementales, et l’envoi d’une alerte à 225 fonctionnaires fédéraux. L’évènement est documenté dans des rapports d’inspection fournis à La Presse par un groupe de citoyens mohawks de Kanesatake.

Un document obtenu en vertu de la Loi sur l’accès à l’information montre qu’une intervenante d’Urgence-Environnement Québec a officiellement porté plainte auprès du MAPAQ après l’incident en affirmant que le producteur « arrose ses choux avec de l’eau contaminée et nauséabonde ».

Des données fédérales soulignent que l’eau noire qui s’est alors déversée du dépotoir illégal était sept fois plus létale en aval du site qu’en amont. Des analyses d’échantillons d’eau de surface faites par le MELCC ont relevé la présence de BPC à un taux 12 fois supérieur au « critère de prévention de la contamination », ainsi que des niveaux élevés de fer et de manganèse.

PHOTO FOURNIE PAR RICHARD LABONTÉ

Déversement toxique en provenance du dépotoir illégal de Kanesatake, survenu le 1er août 2020, dans un ruisseau où Végibec avait installé une digue et une pompe pour irriguer ses légumes

Deux rapports d’intervention d’urgence du MELCC obtenus par La Presse indiquent que la plainte initiale qui a justifié l’intervention d’urgence a été faite par le maire de l’époque de la municipalité voisine de Saint-Placide, Richard Labonté, qui signalait que l’eau contaminée était « retenue par une digue illégale aménagée par un agriculteur qui l’utilisait pour arroser sa culture de choux ».

Dans son rapport daté du 4 août 2020, l’intervenante d’Urgence-Environnement Québec Sandra Veilleux explique avoir rencontré l’un des copropriétaires de Végibec, Pascal Lecault, près de l’embouchure du ruisseau où le déversement toxique s’écoulait. « Ce dernier me confirme qu’il pompait l’eau retenue par sa digue pour arroser ses choux. Il aurait arrêté le pompage il y a 1 mois en raison de la forte odeur et du blocage de sa pompe », écrit l’intervenante.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

« Il me répond qu’il n’aurait pas fait mourir ses choux lors de la canicule. Je lui explique la possibilité que cette eau soit contaminée par les rejets de [G&R Recyclage] », ajoute l’intervenante.

Dans une déclaration envoyée par courriel au cours des derniers jours, le MELCC affirme « qu’il n’y avait pas d’irrigation avec l’eau du ruisseau, et ce, depuis quelques jours », lorsque son intervenante était sur place le jour du déversement. « Néanmoins, l’intervenant d’Urgence-Environnement a avisé le MAPAQ le 1er août 2020 de cette situation. Considérant l’enquête en cours, nous devons limiter nos commentaires », a indiqué le porte-parole Frédéric Fournier.

En entrevue avec La Presse, Pascal Lecault a reconnu qu’il avait installé la digue et une pompe quelques mètres en aval du confluent de deux ruisseaux, environ six semaines avant le déversement toxique.

C’est par l’un des deux ruisseaux, le ruisseau Gratton, qui traverse le dépotoir de Kanesatake en amont, qu’est arrivée la coulée toxique du 1er août 2020. M. Lecault affirme toutefois qu’aucune eau ne s’écoulait de ce ruisseau problématique lorsqu’il prélevait l’eau pour arroser sa culture. « Toute cette période-là, c’était la sécheresse. Il n’y avait aucune eau qui arrivait de [ce ruisseau] », soutient l’agriculteur. Les légumes irrigués étaient des choux-fleurs plutôt que des choux, précise-t-il.

Quand l’odeur est arrivée, on ne puisait plus. C’était dégueulasse. On ne pouvait pas se tenir à côté.

Pascal Lecault, copropriétaire de Végibec

L’ancien maire Richard Labonté, dont le nom figure aussi dans les rapports d’intervention d’urgence, affirme que l’agriculteur pompait de l’eau la veille du déversement toxique du 1er août 2020.

« Quand c’est arrivé, j’ai vu le propriétaire, M. Lecault, je lui ai dit : “Le ministère [de l’Environnement] s’en vient.” Ça n’a pas été long, une douzaine de travailleurs guatémaltèques ou mexicains sont arrivés, ils ont ramassé la pompe, le tracteur, tout ce qu’il y avait dans le fossé, les poches de sable, ils ont tout enlevé ça, pour ne pas se faire taper sur les doigts comme quoi il y avait de l’eau contaminée », soutient M. Labonté.

« La journée d’avant, ils arrosaient. Ça n’a pas été long. Ç’a pris 10 minutes, tout était disparu », ajoute-t-il.

« Ce n’est pas vrai, rétorque M. Lecault. On a fini d’arroser environ une semaine avant [l’écoulement toxique] », insiste-t-il.

L’agriculteur dit qu’il savait « qu’il y avait une dompe » en amont, mais qu’il n’avait « jamais pensé que l’eau pouvait couler noire comme ça ».

De compétence fédérale ou provinciale ?

Les documents obtenus en vertu de la Loi sur l’accès à l’information montrent que le 14 août, les fonctionnaires de « l’équipe [de] rappel des aliments du MAPAQ » et ceux de la « coordination aux plaintes de l’Agence d’inspection des aliments » (ACIA) se demandaient si la production maraîchère de Végibec était de compétence fédérale ou provinciale. La coordonnatrice aux plaintes alimentaires de l’ACIA a tranché que l’entreprise était de compétence fédérale, puisque l’entreprise exporte ses légumes à l’étranger.

Des documents fournis par Végibec montrent que, le 2 et le 3 septembre, soit plus d’un mois après le déversement toxique, l’ACIA a prélevé 20 choux-fleurs du champ arrosé avec l’eau du ruisseau. Les légumes ont été « analysés pour divers contaminants chimiques et métaux lourds », indique le courriel de l’ACIA.

Les résultats ont été jugés « satisfaisants » par l’agence fédérale, et les légumes ont été vendus sur le marché pour consommation humaine.

CanadaGAP n’a cependant pas été informée de la situation.

L’agronome de Végibec Mourad El Alaoui soutient que le risque de contamination par l’eau est « quasiment nul », puisque l’eau pompée des ruisseaux ou des bassins de Végibec est envoyée au « goutte-à-goutte » dans la terre grâce à un système de tubulures, plutôt qu’en arrosant directement les légumes. « L’eau ne touche jamais le légume lui-même », résume-t-il.

Digue illégale

Selon l’agronome Luc Brodeur, témoin expert dans des litiges agricoles, et l’ingénieur agricole Silvio José Gumiere, spécialiste de l’irrigation agricole de l’Université Laval, il est interdit pour les agriculteurs d’installer de telles digues dans des ruisseaux sans une autorisation du MELCC.

PHOTO TIRÉE D’UN RAPPORT D’INTERVENTION D’URGENCE DU MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DE LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES

Digue de poches de sables, installée par les travailleurs de Végibec, qui retenait partiellement les eaux contaminées

« Dès qu’on fait des travaux, comme une digue ou un barrage, il faut demander des autorisations », précise M. Gumiere.

Pascal Lecault dit ignorer si sa digue était légale. « C’est pas juste moi, les autres producteurs, on pompe tous dans le même cours d’eau », dit-il.

Le copropriétaire de Végibec avait pourtant affirmé le contraire dans le deuxième épisode de la série documentaire De pied ferme, diffusée sur la plateforme Vrai, de Québecor, et qui traite des difficultés des agriculteurs. En pleine canicule de 2020, M. Lecault y expliquait pourquoi il installait des digues pour puiser l’eau dans les cours d’eau de la région d’Oka afin de sauver sa récolte : « Les inspecteurs municipaux nous interdisent de le faire, mais je pense qu’ils ne comprennent pas le besoin qu’on a actuellement. On le fait pareil », disait M. Lecault.

« On sait que c’est plusieurs milliers de dollars d’amende, mais là on n’a pas le choix parce que c’est une question de survie de la ferme aussi », justifiait l’agriculteur.

« Les lois sont écrites, oui, mais est-ce que chaque loi s’applique à chaque situation ? Non. Ce n’est pas vrai », concluait M. Lecault.

De l’eau puisée sur un autre site contaminé

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Bassin d’irrigation de Végibec, situé à l’extrémité nord-ouest d’un terrain que l’entreprise loue depuis 2019 à Saint-Joseph-du-Lac et qui est frappé d’un « avis de contamination »

Les fermes des Jardins Végibec, qui couvrent 2200 acres de terre cultivable répartis sur le territoire de cinq municipalités, puisent de l’eau d’irrigation dans au moins deux autres lieux problématiques, dont une terre agricole contaminée de Saint-Joseph-du-Lac où des tonnes de déchets ont été enfouis en 2017.

La terre en question, propriété de l’agriculteur Jean-Charles Legault, a fait l’objet de plusieurs reportages au fil des ans. Elle a été frappée en mars 2021 d’un « avis de contamination » du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC), basé sur trois études de caractérisation produites par la firme WSP.

Dès mai 2019, la Cour du Québec avait conclu que « les échantillons prélevés sur les chemins contiennent des hydrocarbures pétroliers C10-C50, des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), des composés organiques volatils (HAM + HAC), des métaux, du cyanure, du fluorure, du mercure, du plomb. Les niveaux relevés excèdent les critères de sol “A” recommandés pour des terres agricoles et, à l’occasion, les normes de l’Annexe I du Règlement sur l’enfouissement des sols contaminés. Le lixiviat des échantillons prélevés peut aussi se révéler problématique selon le rapport de WSP ».

Le 7 juin 2019, Végibec a loué cette terre contaminée pour une durée de 45 ans, selon un bail publié au Registre foncier du Québec.

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Bassin d’irrigation de Végibec, situé à l’extrémité nord-ouest d’un terrain frappé par un « avis de contamination » que l’entreprise loue depuis 2019. Un tuyau d’alimentation part vers le sud-est pour alimenter une terre appartenant à Végibec, située à une centaine de mètres.

Des images aériennes du logiciel Google Earth montrent qu’entre 2019 et 2020, un bassin d’irrigation a été construit dans la section nord-est du terrain frappé par l’avis de contamination. Notre visite sur les lieux, ainsi que des images prises avec notre drone, confirme que des tuyaux partent de ce bassin illégal et se rendent jusqu’à aux terres de Végibec, à environ 150 mètres à l’est du terrain contaminé.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

« Abattage d’arbres illégal »

Végibec a plaidé coupable à des accusations d’« abattage d’arbres illégal » à l’endroit où se trouve maintenant de l’équipement d’irrigation, à la suite d’une infraction constatée par la municipalité de Saint-Joseph-du-Lac le 22 juillet 2019. L’entreprise a reçu une amende de 500 $.

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Végibec a plaidé coupable à des accusations d’« abattage d’arbres illégal » à l’endroit où se trouve maintenant de l’équipement d’irrigation, pour une infraction constatée par la municipalité de Saint-Joseph-du-Lac le 22 juillet 2019.

« Nous avons des craintes par rapport à ce site-là », dit le maire de Saint-Joseph-du-Lac, Benoît Proulx. « C’est le ministère de l’Environnement qui a pris en charge le dossier. Ils ont commencé à décontaminer, mais le travail le plus important, la décontamination en profondeur, doit se faire en cours d’année », explique-t-il.

L’eau est prise dans un cours d’eau, passe par la terre contaminée et va dans le bassin qu’ils se sont construit. C’est là que ça peut être problématique.

Benoît Proulx, maire de Saint-Joseph-du-Lac

Le MELCC dit être au courant de l’existence du bassin, qui est alimenté par un cours d’eau « ayant été détourné illégalement », mais dont la construction est de compétence municipale, indique le porte-parole Frédéric Fournier, dans une réponse transmise par courriel. Le Ministère dit avoir fait analyser son eau en avril 2022 : « les résultats obtenus montrent des concentrations sous les limites de détection » pour les hydrocarbures, les métaux, les sulfures et les autres contaminants.

L’Agence canadienne d’inspection des aliments « est au fait de la situation et prend les mesures appropriées en collaboration avec ses partenaires provinciaux et fédéraux », a pour sa part indiqué l’agence par courriel.

En 2019, Végibec s’est fait saisir une récolte entière de choux qu’elle a fait pousser sur cette terre agricole, dont la contamination était documentée par la firme WSP. « On les a fait analyser, ils étaient parfaits », assure Pascal Lecault, copropriétaire de l’entreprise.

« On a fait venir un biologiste, il a été confirmé que tout était correct, mais on a perdu pour 75 000 $ de choux pareil, qu’on a dû jeter. Mais ça, ils s’en câlissent. Le ministère de l’Environnement est le ministère le plus imbécile qu’il n’y a pas sur la terre », réagit M. Lecault.

Pascal Lecault soutient que la pente naturelle du terrain fait en sorte que les eaux qui s’écoulent de l’endroit où les déchets ont été enfouis ne peuvent pas se diriger vers son bassin d’irrigation.

Deux experts consultés par La Presse après notre visite du terrain affirment que ce bassin est néanmoins dangereux.

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Tuyau d’alimentation, branché à un appareil de filtration, qui alimente la terre de Végibec à partir d’un bassin situé sur une terre frappée d’un « avis de contamination »

« C’est clair qu’il y a un fort risque que l’eau soit contaminée », indique l’ingénieur agricole Silvio José Gumiere, professeur au département des sols et de génie agroalimentaire de l’Université Laval. « En plus, c’est tout juste sur le bord d’un milieu humide, où le gouvernement donne rarement des autorisations. Ça prend des études biologiques, écologiques, il faut une cartographie, une analyse des espèces. Ça prend beaucoup d’études », explique M. Gumiere.

Le bassin est muni d’un trop-plein, qui se vidait dans un ruisseau adjacent lors de notre visite. « En plus, ça contamine le milieu humide », se désole l’expert.

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Trop-plein du bassin d’irrigation situé sur une terre frappée d’un « avis de contamination ». L’eau s’écoule ensuite vers un ruisseau qui passe à travers une zone cartographiée comme étant un milieu humide.

« T’as pas le droit de faire ça ! Ça te prend une autorisation, il faut que tu avises le Ministère, insiste l’agronome Luc Brodeur. Le bassin risque d’être contaminé. Il faut que le niveau de risque soit mesuré et analysé. »

Poursuite de 63 000 $ à Oka

Nos recherches montrent que Végibec fait aussi l’objet d’une poursuite du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) pour avoir « exécuté des travaux ou ouvrages dans une tourbière sans avoir obtenu préalablement du ministère un certificat d’autorisation » sur une de ses terres située à Oka, entre juillet 2016 et novembre 2016, indique le constat d’infraction consulté au palais de justice de Saint-Jérôme.

M. Lecault affirme que l’amende est de 63 000 $. « L’amende minimale est de 15 000 $ », précise le document.

Des images satellites de Google Earth montrent qu’un bassin a effectivement été construit dans une zone de verdure au nord de cette terre entre 2014 et 2017.

Pascal Lecault, qui a fait visiter le site à La Presse, assure que le bassin n’est pas dans une tourbière. « La tourbière est à 300 pieds du bassin », soutient-il, précisant qu’il compte néanmoins payer l’amende pour éviter d’avoir à payer des frais juridiques.

« Savez-vous ça prend combien d’années avant d’avoir un permis pour creuser un lac ? Ça prend six ans pour avoir un permis du ministère de l’Environnement pour creuser un cours d’eau qui bloque nos drains. Les légumes, quand c’est sec, ce n’est pas dans six ans qu’on les arrose ; c’est tout de suite, ou tu les perds », tonne l’agriculteur.

Qu’est-ce que le programme CanadaGAP ?

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Cette terre agricole appartenant à Végibec est voisine d’une terre frappée d’un « avis de contamination » que l’entreprise loue à Saint-Joseph-du-Lac.

La suspension de la certification du programme CanadaGAP que détient Végibec pourrait l’empêcher de vendre sa production agricole dans la plupart des grandes chaînes de supermarchés, et même rendre l’exportation de ses légumes laborieuse, selon deux experts consultés par La Presse.

« Oui, les gros fournisseurs [exigent cette certification], indique Mario Bélanger, président du Groupe Bélanger, qui offre des services de consultation en commerce de détail. L’éthique de travail des grandes chaînes fait en sorte qu’elles contre-vérifient et font directement des visites chez les fournisseurs pour voir l’état du plan de production. »

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Le consultant en commerce de détail Mario Bélanger, alors qu’il était président du Groupe Mayrand Alimentation, en 2021

« C’est un lien de confiance. Que CanadaGAP débarque, n’importe quelle bannière, en sachant ça, ça n’ira pas bien. Il faut qu’il soit accrédité. C’est encore plus sévère avec les fruits et légumes, qui sont des denrées vivantes, ajoute le consultant. Je ne suis pas en train de dire que Végibec a violé la loi, mais ce genre de chose, ça finit par se savoir. »

« Ça peut faire mal », confirme Maurice Doyon, professeur au département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation de l’Université Laval. « Il y a un pattern dans ce que vous me décrivez [au sujet des pratiques d’irrigation de Végibec]. Ça révèle un certain caractère en affaires d’agir comme ça, qui n’a aucun sens. »

« C’est une certification volontaire, mais la plupart des producteurs l’obtiennent parce que les clients l’exigent », explique Mylène Savard, directrice générale de Gestion Qualiterra, l’entreprise responsable d’auditer Végibec dans le cadre du programme CanadaGAP.

Le programme de salubrité alimentaire, mis sur pied en 2007 par le Conseil canadien de l’horticulture, compte 3000 producteurs agricoles certifiés, selon son rapport annuel de 2022.

« C’est un organisme d’autoréglementation », indique l’agronome Luc Brodeur.

Le programme CanadaGAP n’est pas mauvais en soi, mais les auditeurs auditent ce que les producteurs leur montrent.

L’agronome Luc Brodeur

« Les visites sont annoncées au moins un mois à l’avance, et les producteurs se préparent, souvent avec un spécialiste. Pour moi, dans bien des cas, ils se préparent à mentir », ajoute M. Brodeur, très critique à l’égard du programme.

« En même temps, c’est vrai que ce n’est pas facile : on demande aux agriculteurs de produire des légumes sains, dans un environnement qui est de plus en plus contaminé », nuance l’agronome.

Enquête du certificateur CanadaGAP

Le cahier des charges oblige les producteurs certifiés à évaluer annuellement les sources d’eau à usage agricole qu’ils utilisent, notamment pour déterminer s’ils sont « sources de contamination en amont ». L’eau provenant des rivières, des ruisseaux, des criques, des canaux ou d’inondation sont décrits comme étant des sources de niveau de risque « maximal » pour la contamination. « On recommande fortement de faire analyser les sources d’eau à usage agricole », notamment pour la présence de coliformes, par un « laboratoire accrédité », précise le Guide de salubrité des aliments pour les fruits et légumes frais de CanadaGAP.

« Une enquête plus approfondie sera nécessaire pour déterminer si le producteur a documenté le risque potentiel de contamination de la source d’eau […] et si des mesures ont été prises pour prévenir la potentielle contamination de ses cultures », a déclaré la porte-parole du programme, Heather Gale, au début de notre enquête.

CanadaGAP affirme qu’aucune des trois irrégularités rapportées dans ce dossier n’avait été portée à son attention, ni par Végibec ni par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec. « Nous n’en avons jamais été informés. Ils auraient dû nous le dire », commente Mylène Savard, de Qualiterra, responsable d’auditer l’entreprise.

Pascal Lecault, copropriétaire de Végibec, reconnaît qu’il n’a jamais fait de tests de qualité de l’eau avant de puiser dans le ruisseau pour arroser ses légumes, pas plus qu’il n’a fait de déclaration à CanadaGAP après le déversement toxique du 1er août 2020. « Non, on ne fait jamais ça quand on pompe les champs », dit-il, rejetant plutôt la faute sur le ministère de l’Environnement du Québec.

« Il aurait fallu que le gouvernement fasse vérifier l’autre cours d’eau qui coule dans le lac des Deux Montagnes, ça faisait trois ans qu’on les avertissait. Ça coulait comme du goudron et le monde nous avertissait », tonne l’agriculteur.