L’industrie du camionnage implore Ottawa de tenir ses promesses pour combattre le fléau du « Chauffeur inc. ». De plus en plus fréquente, cette pratique à laquelle ont recours des entreprises de transport de marchandises consiste à engager des chauffeurs « incorporés » comme sous-traitants pour éviter de payer certaines taxes, afin d’offrir des services au rabais.

« En ce moment, le gouvernement se prive de redevances sociales de véritables travailleurs. À travers le Canada, on peut parler de milliards. Et au Québec seulement, de plusieurs millions de dollars », avance le PDG de l’Association du camionnage du Québec, Marc Cadieux.

Depuis quelques années, la pratique du « Chauffeur inc. » est utilisée par de nombreux acteurs dans l’industrie, déplore M. Cadieux. « Une personne va d’abord s’incorporer en tant que personne morale, ce qui n’est pas interdit, mais ensuite, elle va se prévaloir de déductions fiscales d’une corporation, alors que c’est un simple travailleur. Ça, c’est clairement interdit », explique le gestionnaire.

Il estime que le stratagème permet aux fraudeurs de dégager des économies substantielles en soumissionnant pour des appels d’offres, ce qui crée une concurrence « déloyale » et « injuste » sur le marché.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Marc Cadieux, président-directeur général de l’Association du camionnage du Québec

« Ces gens-là sont à peu près entre 20 et 30 % en dehors de la tarification normale. Ils ne paient pas de CNESST, pas de RAMQ, pas de rentes du Québec. Le transporteur qui engage le Chauffeur inc., au final, il n’a donc pas de chèque de paie à faire. Il paie la personne comme un consultant, sur une facture de services rendus qui n’a pas de déductions à la source », poursuit M. Cadieux.

Le directeur des affaires publiques de Teamsters Canada, Christopher Monette, affirme aussi que le phénomène est grandissant. Il estime que plus de 10 000 chauffeurs ont recours à ce stratagème à l’heure actuelle au pays. « Le public serait surpris de voir à quel point il y a des paradis fiscaux sur 18 roues sur nos routes en ce moment. C’est un véritable fléau », lance-t-il.

« On voit même des entreprises demander à leurs employés de s’incorporer. Ils font miroiter le fait qu’il n’y aura plus de déductions sur leurs paies. Ils ne disent pas, par contre, qu’ils n’auront plus aucune protection en cas d’accident au travail, plus d’assurance-emploi, plus de congés parentaux payés », poursuit M. Monette.

Des garanties réclamées

En novembre, dans son énoncé économique budgétaire, le gouvernement libéral de Justin Trudeau s’était engagé à « verser 26,3 millions de dollars sur cinq ans, à compter de 2023-2024, à Emploi et Développement social Canada afin qu’il prenne des mesures plus rigoureuses contre les employeurs non conformes par l’intermédiaire d’ordonnances, d’amendes et de poursuites en vue de renforcer le Code canadien du travail ».

Or, dans son plus récent budget dévoilé fin mars, la ministre des Finances, Chrystia Freeland, n’a finalement annoncé aucun financement supplémentaire. « En Ontario, l’équivalent de la CNESST [Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail], soit le Workplace Safety and Insurance Board, a déjà un projet pilote en ce sens. Ils ont récupéré plusieurs millions de dollars. Ça se fait de réglementer », illustre Marc Cadieux.

Christopher Monette, lui, se dit « très surpris par l’absence de détails dans le budget fédéral ». « Ça nous prend des clarifications publiques sur l’application de la loi. Tout ça nuit à la croissance normale des salaires dans l’industrie, à une époque où le coût de la vie a monté en flèche », lâche-t-il.

Au cabinet de Mme Freeland, on dit toutefois s’être engagé dans le budget 2023 « à modifier le Code canadien du travail afin que les travailleurs sous réglementation fédérale bénéficient des protections et des cotisations patronales auxquelles ils ont droit, y compris l’assurance-emploi et le Régime de pensions du Canada ». « On est à l’écoute des travailleurs pour s’assurer de bien faire les choses, et on se concentre sur l’éducation, la sensibilisation et l’engagement des parties prenantes dans tous les secteurs privés réglementés par le fédéral pour mettre fin à la classification erronée », dit l’attaché de presse Hartley Witten.

Québec dit être en action

Le cabinet du ministre québécois du Travail, Jean Boulet, affirme quant à lui que la CNESST vient de mettre en place « une ligne de dénonciation pour continuer de documenter la situation ».

« La documentation est également faite en collaboration, notamment avec le ministère des Finances du Québec. Grâce à ces dénonciations, des vérifications ont été effectuées auprès d’entreprises de transport afin de constater l’application et le respect des lois en matière de financement », fait valoir l’attachée de presse du ministre, Maude Méthot-Faniel.

Québec rappelle d’ailleurs que la pratique du « Chauffeur inc. » est en soi légale, mais qu’elle peut devenir illégale « si elle est imposée par les entreprises de transport pour contourner les lois applicables au Québec ». « Nous continuons de collaborer avec d’autres partenaires gouvernementaux dans le but de régulariser, plus globalement, la problématique des employés incorporés », conclut Mme Faniel.