Un commissaire à l’immigration vétéran chargé d’évaluer les montagnes de demandes d’asile déposées par des migrants à Montréal vient de perdre son emploi, après avoir dénoncé l’ingérence de gestionnaires fédéraux dans le processus concernant la décision d’accepter ou non un demandeur au pays.

Lamine Diallo était l’un des commissaires les plus expérimentés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) à Montréal. Il a commencé à statuer sur des demandes d’asile en 1994. À titre de juge administratif, il devait trancher : les migrants devant lui étaient-ils bien des réfugiés à protéger, qui risquaient la persécution ou la mort dans leur pays ? Ou inventaient-ils une fausse histoire de persécution pour contourner le système régulier d’immigration ?

« C’est un travail gratifiant et important. Très important. Il ne faut pas le prendre à la légère ! On travaille comme des dingues, car il faut se préparer », raconte-t-il en entrevue avec La Presse.

Après avoir travaillé comme commissaire de 1994 à 2002, il avait dû partir dans le secteur privé, car la loi fixait alors une limite au nombre de mandats consécutifs. Mais en 2017, les demandes d’asile ont explosé au Canada. C’était l’année du fameux tweet de Justin Trudeau invitant les réfugiés à affluer au pays, et l’année des mesures restrictives du président américain Donald Trump visant les ressortissants de divers pays.

L’année suivante, Lamine Diallo a été rappelé en renfort à la Commission pour aider à réduire la pile de dossiers en retard qui ne cessait de croître. Il s’est remis au travail, en vertu d’un contrat d’emploi qui devait être renouvelé tous les six mois. « On avait une charge de travail élevée. On a travaillé. On a fait ce qu’on pouvait faire », se souvient-il.

La productivité en cause

Il voyait bien que la Commission avait changé. Alors que le Québec enregistrait des nombres records d’entrées irrégulières par le chemin Roxham, le mot d’ordre était de traiter beaucoup de dossiers, rapidement.

En septembre dernier, affirme Lamine Diallo, une gestionnaire lui a intimé de clore un dossier et de refuser l’asile à une personne qui réclamait la protection du Canada, afin de pouvoir passer au suivant. Or, il n’avait pas encore pu analyser la preuve. Pour lui, c’était une ingérence inacceptable dans son travail. Il a refusé net. « Le dossier n’était pas en état. C’est tout », dit-il, sans donner plus de détails vu la confidentialité du processus.

« C’est la productivité. On parle de productivité. Régler, régler, régler », raconte M. Diallo.

« Moi, je ne l’ai pas fait et j’ai payé pour », constate-t-il.

La définition d’un commissaire, c’est un décideur indépendant. On doit décider sur quelque chose de tangible.

Lamine Diallo, ancien commissaire à l’immigration

Il est très rare qu’un juge administratif comme lui sorte de sa réserve pour s’expliquer publiquement sur le fonctionnement interne de la Commission.

M. Diallo a été suspendu. Il n’a plus siégé depuis septembre. Récemment, la Commission l’a informé qu’elle mettait fin à son emploi en raison de « lacunes dans le rendement » et de son « refus de collaborer au plan d’action présenté par sa supérieure ». Sa plus récente évaluation de performance, en 2019, s’était pourtant bien déroulée. Il avait été reconduit dans ses fonctions sans problème tous les six mois depuis son retour au travail en 2018.

Un lien avec le chemin Roxham

MStéphane Handfield, l’avocat qui représente M. Diallo, croit que l’explosion du nombre de demandes d’asile entraîne une ingérence dans le processus décisionnel indépendant des commissaires. Le système n’arrive pas à traiter adéquatement un tel volume de dossiers, car la charge devient insurmontable, selon lui.

« Il y a une ingérence, et c’est lié à la charge de travail, à l’arrivée massive de demandeurs d’asile par le chemin Roxham. Ils veulent faire les choses rapidement, au risque de couper les coins rond », affirme MHandfield.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Me Stéphane Handfield, l’avocat qui représente Lamine Diallo

La Presse rapportait en octobre qu’au Québec, 47 % des commissaires chargés d’évaluer les demandes d’asile affirment qu’on a porté atteinte à leur indépendance au moins une fois, alors que 27 % ont rendu au moins une fois une décision contraire à ce qu’ils pensaient vraiment, selon un sondage mené par leur syndicat.

La Commission dit ne pas être en mesure de commenter le cas de M. Diallo, pour des raisons de protection de la vie privée. Mais elle assure garder un œil sur le rendement de chaque commissaire et agir en conséquence.

« Lorsque des problèmes liés au rendement sont repérés (par exemple, quand un commissaire ne rend pas des décisions en temps opportun ou qu’il rend des décisions qui n’ont pas la qualité requise), la CISR offre de l’encadrement, de la formation et d’autres mesures pour aider les employés. La cessation d’emploi et le fait de ne pas reconduire un contrat sont des mesures de dernier ressort qui ne sont envisagées que dans les cas où les autres mesures prises pour corriger la situation ont été inefficaces ou quand la personne employée refuse le plan mis en place pour corriger son rendement », affirme Mylene Estrada-del Rosario, porte-parole de l’organisme.

Imposteurs démasqués

Lamine Diallo affirme de son côté que sa longue expérience lui a appris à juger chaque cas au mérite et à analyser la preuve en profondeur. Même si c’est long. « Vous pouvez prendre 20 cas, et chacun est différent. Vous ne pouvez pas penser que parce que deux cas viennent du même pays, l’histoire est pareille ! », dit-il.

Au fil de sa carrière, il a déjà refusé la demande d’asile d’un homme qu’il jugeait peu crédible, et qui s’est révélé plus tard être un vrai terroriste.

Des jugements anonymisés signés de sa main et publiés par la Commission démontrent la volumineuse preuve qu’il a dû prendre en compte pour démasquer d’autres supercheries. Dans un cas remontant à 2020, par exemple, un minutieux examen du parcours d’une famille prétendument originaire de Djibouti a mené M. Diallo à conclure qu’elle avait présenté des « allégations frauduleuses » et changeait le pays d’où elle disait être originaire au gré des circonstances, en ajustant son histoire.

M. Diallo a aussi accordé le statut de réfugié à d’innombrables migrants qui étaient véritablement persécutés, et qui ont pu refaire leur vie au Canada par la suite.

« C’est adorable, le travail que je faisais. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est, quand vous regardez une personne pour lui dire : “Bienvenue au Canada.” Quand vous voyez la réaction d’un homme, d’une femme, les yeux de son enfant. Il n’y a rien de comparable », lance-t-il.

En savoir plus
  • 48 000
    Nombre de demandes d’asile réglées par la CISR pendant l’exercice 2021-2022, un record
    Source : Commission de l’immigration et du statut de réfugié