Avant la pandémie, Éric (prénom fictif) n’avait jamais misé un seul dollar sur l’internet. Deux ans et des dizaines de milliers de dollars de dettes plus tard, il dénonce les aspects dangereusement addictifs des plateformes de jeu en ligne.

« Tu te mets tellement dans une position de m… que tu en viens à te dire : “Je vais tout arrêter !” », raconte ce Montréalais d’une voix troublée par l’émotion. « Je ne souhaite ça à personne. Faites attention, c’est dangereux ! Vraiment dangereux ! »

Interpellé par le suicide d’un jeune joueur relaté dans La Presse, l’homme dans la trentaine a voulu témoigner de « l’enfer » que vivent les joueurs pathologiques en ligne, seuls chez eux devant leur écran.

« J’ai l’impression qu’on n’en parle nulle part ! », déplore-t-il.

Nous avons accepté de lui accorder l’anonymat pour ne pas nuire à sa vie professionnelle.

Tout y passe

Au printemps 2021, en quête d’un peu de divertissement et d’adrénaline, Éric mise une centaine de dollars à des jeux de type machine à sous et roue chanceuse, sur la plateforme de Loto-Québec. Puis il tente sa chance sur d’autres sites, considérés comme illégaux à cause du monopole de la société d’État.

Travailleur autonome dans le secteur culturel, où il gagne bien sa vie, Éric ne se méfie pas. Les rares fois où il est sorti au casino, il n’a pas dépensé plus de 100 $. Il aime bien mieux aller au resto avec des amis. Mais en mars 2021, les restos, les amis, c’est compliqué. Le jeu en ligne, lui, est toujours accessible. « Si tu aimes ça, tu vas aimer ça en tabouère, c’est fou ! », prévient-il.

Il montre un fichier Excel où il a transféré ses données bancaires. Les virements à des sites de jeu sont identifiés par le mot-clé « DEVIL » (démon). DEVIL apparaît de plus en plus souvent durant cette période, siphonnant jusqu’à 1300 $ en une journée.

Chaque fois qu’il a congé, il joue, parfois 10 heures de suite. Il épuise son crédit, décaisse ses REER, brûle sa paye.

Obsession

Il arrête de jouer durant quelques semaines, puis rechute. Regagner les sommes perdues sur PartyCasino, SpinAway ou BitStarz vire à l’obsession. « Je rêvais aux jeux la nuit ! » Ils accaparent ses pensées dès son réveil. « Ça devenait comme une job. Je faisais mon ménage, prenais mon café, puis je m’installais. » Une tâche à laquelle il est impossible de s’améliorer. « Tu deviens superstitieux : “Si je fais mon ménage avant de jouer, si la lumière de la salle de bains est éteinte, ça marche.” »

Un jour, il remporte 3000 $, mais le site, qui exige plusieurs preuves d’identité avant de lui transférer son gain, refuse un de ses documents. Attendu à un rendez-vous et craignant de ne pas retrouver sa cagnotte au retour, Éric joue sur son cellulaire en chemin… et reperd tout.

« Si c’était aussi simple de retirer l’argent gagné que d’en déposer pour jouer… », soupire-t-il.

Il continue néanmoins. « Tu te dis que la prochaine fois, tu vas retirer les 3000 $. Pour ça, il faut que tu les regagnes, donc tu réessaies. »

Pour continuer à jouer, il vend des biens, se prive de nourriture.

Je ne me reconnaissais plus. Moi qui suis un gars sociable, un livre ouvert, je mentais à tout le monde, j’avais beaucoup d’idées noires. Tu deviens impulsif, agressif.

Éric (prénom fictif)

Au début de 2022, il remporte 10 000 $ sur le site de Loto-Québec et encaisse la somme.

Victoire ? « J’en ai probablement rejoué les trois quarts, même si j’avais des dettes. » Pis encore : « Ça m’a joué dans la tête », analyse-t-il.

« Je comprends que les chances de gagner sont minimes, mais il y en a une ! L’espoir, dans le jeu, est ton pire ennemi. »

Quelques semaines plus tard, une mise initiale de moins de 100 $ fait grimper son butin à près de 30 000 $ en moins de deux jours.

Mon cerveau a enregistré que lorsque je suis au bout du rouleau, au désespoir, je gagne. On dirait que j’allais tout le temps au bout du rouleau parce que ça avait déjà marché.

Éric (prénom fictif)

Le bout du rouleau n’est pas loin. Le site lui verse son gain au compte-gouttes, par tranches de 5000 $. Le reste demeure à portée de jeu. Éric encaissera finalement moins de 20 000 $, dont il reperdra une partie.

Pourquoi toujours risquer ses gains ? « Tu vas toujours en vouloir plus, c’est un cercle dont il faut que tu sortes. En fait, je souhaite aux gens de ne jamais gagner, car c’est souvent le déclencheur. »

« Arrêter l’hémorragie »

Éric a fini par aller en cure fermée à la Maison Jean Lapointe l’été dernier, pour « arrêter l’hémorragie ». Il en est ressorti choqué par l’omniprésence des plateformes de jeu en ligne, moussées par des vedettes sur les réseaux sociaux et annoncées aux heures de grande écoute à la télé québécoise.

C’est censé être illégal, mais l’accès est d’une simplicité phénoménale. J’ai perdu des milliers de dollars dans des affaires illégales.

Éric (prénom fictif)

Aux caissiers qui lui proposent des billets de loterie, il prend un malin plaisir à répondre qu’il sort de thérapie. « Ceux qui ont arrêté de boire ne se font pas offrir de la bière en passant à la caisse. Pour quelqu’un comme moi qui essaie de ne pas succomber aux jeux de hasard, ça devient difficile. »

Avec le télétravail et l’omniprésence du cellulaire, « le problème va être de plus en plus grand », estime-t-il. « Si j’ai un conseil à donner, c’est : ne joue plus. N’essaie même pas. »

Éric a tenu quatre mois, fait une rechute, arrêté de nouveau. Il est retourné aux réunions de GA (Gamblers anonymes), a trouvé un comptable pour ses déclarations de revenus en retard et a contacté un syndic pour connaître ses options.

Comme sa cote de crédit s’était beaucoup détériorée, il a contracté des emprunts à 35 % d’intérêt. L’un de ces prêteurs à taux élevé lui a récemment offert davantage de crédit. Il a refusé. « J’ai perdu deux ans de ma vie. Je veux retrouver qui j’étais avant, mais je ne suis plus dans la même situation. Le jeu, ça vient avec une montagne. Il faut que je remonte la côte. »

Lisez l’article « Sites illégaux de jeu en ligne : de dangereuses montagnes russes » Lisez l’enquête « Pandémie et confinement : le jeu en ligne “explose” »

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien, si vous avez des idées suicidaires ou si vous êtes inquiet pour un de vos proches, appelez le 1 866 APPELLE (1 866 277-3553). Un intervenant en prévention du suicide est disponible pour vous 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Consultez le site de l’Association québécoise de prévention du suicide Consultez le site de Suicide Action Montréal

Jeu en ligne : un risque « beaucoup plus élevé que d’autres types de jeu »

Près de la moitié des Québécois qui jouent à des jeux de hasard et d’argent en ligne ne s’étaient jamais aventurés dans cet univers avant la pandémie. Or, le jeu en ligne présente des risques accrus, préviennent des spécialistes.

« J’en ai vu dans ma clinique de médecine de famille, des gens qui n’avaient jamais joué. Des fois, ce sont des histoires qui se sont un peu mal terminées », témoigne la Dre Magaly Brodeur.

Professeure à l’Université de Sherbrooke, elle mène des recherches sur les impacts de la pandémie sur la pratique du jeu, alors que celui-ci se déroulait surtout en ligne.

PHOTO FOURNIE PAR MAGALY BRODEUR

La Dre Magaly Brodeur, professeure-chercheuse à l’Université de Sherbrooke et médecin de famille

« Le jeu en ligne comporte un risque beaucoup plus élevé que d’autres types de jeu, confirme-t-elle. C’est anonyme, à la maison, facile d’accès 24 heures sur 24. Et les sommes peuvent aussi descendre plus rapidement. C’est quand même assez préoccupant. »

Données inquiétantes

Parmi les joueurs en ligne québécois, un sur quatre estime avoir consacré trop d’argent ou de temps à cette activité, montre un sondage réalisé par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) en août dernier. C’est encore plus élevé chez les 18 à 44 ans, presque un sur trois.

« C’est une modalité plus immersive, plus dématérialisée, donc plus risquée en termes de problèmes de jeu et d’excès », résume Élisabeth Papineau, conseillère spécialisée en jeux de hasard et d’argent à l’INSPQ. « La rapidité, la facilité de passer d’un jeu à l’autre, la difficulté de garder le compte de ses dépenses » augmentent aussi le risque pour les joueurs.

La publicité sur le jeu responsable ne fait pas le poids face au marketing des jeux d’argent et de hasard, juge Mme Papineau. Elle cite notamment la promotion faite sur les réseaux sociaux par les joueurs eux-mêmes. « Une entreprise inconnue n’aura pas énormément d’impact, mais quand c’est un pair qui t’incite, ça peut être plus efficace. »

Dettes, anxiété, dépression

Moyenne d’âge dans la quarantaine, un peu plus d’hommes que de femmes : à la Maison Jean Lapointe, les joueurs en ligne ont un profil semblable à celui des personnes traitées pour d’autres dépendances, constate la directrice générale, Anne Elizabeth Lapointe. « Une caractéristique qui les différencie, c’est qu’ils se sont beaucoup endettés. L’anxiété et la dépression sont donc des troubles concomitants. L’idéation suicidaire aussi : tu n’as plus d’espoir parce que tu n’as aucune idée comment tu vas te refaire. »

En ligne ou pas, « tous les jeux sont faits pour être attirants et programmés pour te faire faire de petits gains pour te garder », rappelle Mme Lapointe.

« Ce qui a changé, c’est que je peux rester en pyjama chez moi 24 heures sur 24. Je peux me cacher. Tous les facteurs de protection potentiels n’existent plus. »

Et pour ceux qui ont suivi une thérapie, « les rechutes font toujours mal », dit Mme Lapointe. « Ils vivent tellement de honte ! C’est troublant pour eux de voir qu’ils dépendent d’une chose qu’ils n’ont même pas ingérée. »

Elle déplore que Québec n’investisse pas davantage dans la prévention et l’éducation et n’encadre pas davantage la publicité et l’accès. « Ce qui manque, c’est une réglementation, un contrôle. C’est sûr que c’est illégal, mais est-ce qu’une escouade va débarquer chez vous ? Non. »

Le marketing du jeu en ligne « est susceptible d’augmenter le fardeau sanitaire des jeux de hasard et d’argent », avaient souligné des chercheurs aux Journées annuelles de santé publique en 2017. « La prise de précaution dans la commercialisation des jeux en ligne et l’encadrement légal de leur promotion apparaissent indispensables », avait conclu l’équipe de Mme Papineau.

En savoir plus
  • 19 %
    Proportion des Québécois qui jouent en ligne
    Source : Pandémie, temps d’écran et jeux de hasard et d’argent en ligne, période du 5 au 17 mars 2021, INSPQ
    8 %
    Proportion des Québécois qui ont commencé à jouer en ligne durant la pandémie
    Source : Pandémie, temps d’écran et jeux de hasard et d’argent en ligne, période du 5 au 17 mars 2021, INSPQ