La Presse a passé 24 heures avec un Américain qui a troqué son métier de couvreur contre celui de « passeur ». Cinq fois par jour, de 3 h du matin à 18 h le soir, cet homme va chercher des migrants à Plattsburgh pour les amener au bout du chemin Roxham.

(Plattsburgh) Une opération très bien organisée

Notre premier rendez-vous est à 17 h 30 au terminus d’autocars de Plattsburgh : la station-service Mountain Mart.

Quand La Presse arrive, Tyler Tambini, 23 ans, est déjà là. La camionnette noire 2003 qu’il conduit appartient à son beau-frère, propriétaire de l’entreprise Chad’s Shuttle Services. Sur les côtés, les mots BORDER FRONTERA ROXHAM ROAD sont peints en blanc.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Tyler Tambini, à droite, a troqué son métier de couvreur pour celui de « passeur ».

Tyler n’est pas seul dans le stationnement de la station-service. D’autres chauffeurs, quatre ou cinq, sont là. Toujours les mêmes. Ils sont venus attendre l’arrivée du prochain autocar de New York qui fait un arrêt à Plattsburgh en direction de Montréal.

Cinq autocars de New York s’arrêtent à Plattsburgh chaque jour : à 3 h 05, 4 h 20, 5 h 40, 15 h et 18 h 05. Des dizaines de migrants en sortent chaque fois. Avec un seul plan en tête : demander l’asile au Canada en passant par le chemin Roxham.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le terminus de Plattsburgh, à la station-service Mountain Mart

Les chauffeurs connaissent par cœur l’horaire des bus, qu’ils traquent sur leur téléphone au cas où ils seraient en avance.

Ce ne sont pas vraiment des « passeurs » parce qu’ils ne font pas traverser la frontière à leurs passagers. Si, au Canada, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés interdit à quiconque d’organiser l’entrée au Canada d’une ou de plusieurs personnes, aux États-Unis, cette activité est tout à fait légale. Tyler Tambini affirme même que la Border Patrol fait parfois appel à ses services pour aller chercher des migrants interceptés à la frontière en provenance du Canada.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Un père et son enfant sortent du bus de New York en pleine nuit pour se rendre au chemin Roxham.

Une destination incontournable

Plattsburgh est une destination incontournable pour les migrants parce que c’est le dernier arrêt avant la frontière canadienne.

À 18 h, quand les portes du bus s’ouvrent, les passagers descendent, l’air égaré. Certains sont seuls, d’autres en couple, avec ou sans enfants.

Les bagages, rangés dans la soute, renferment le peu qu’ils possèdent. Pas grand-chose.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le chauffeur de l’autocar ouvre la soute à bagages.

C’est un peu la cohue ici.

« Vous allez à Roxham Road ? Je peux vous amener. Venez avec moi », lancent les chauffeurs qui se disputent les clients.

Certains ont déjà réservé leur chauffeur par téléphone ou par texto, ce qui montre à quel point le système est organisé et que les infos circulent partout sur la planète. L’entreprise pour laquelle travaille Tyler, par exemple, est connue en Afghanistan, d’où elle reçoit souvent des appels.

« Tous les Afghans nous appellent, dit-il. Nous avons des Afghans tous les jours. Juste hier soir, nous avons pris huit personnes à l’aéroport. Et le vol d’avant, nous en avions pris trois. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Une famille de migrants se dirige vers une voiture, à la station-service Mountain Mart, à Plattsburgh.

De 40 $ à 70 $ par adulte

La plupart des passagers partent sur-le-champ pour se rendre au chemin Roxham. Mais il arrive que des familles décident de passer une nuit dans un hôtel situé tout à côté du terminus d’autocars, et de faire le reste du trajet le lendemain.

Le transport de migrants est une entreprise lucrative, avec ses tarifs, ses codes et ses règles de conduite.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Trois voitures sont stationnées au terminus d’autocars de Plattsburgh en attendant des clients.

Le trajet qui relie le terminus au chemin Roxham, sans doute le plus célèbre cul-de-sac du monde depuis que le premier ministre Justin Trudeau a vanté la longue tradition du pays d’accueillir « fièrement les personnes en quête de sécurité », fait 38,6 km. Le prix à payer pour y aller ? Ça dépend du chauffeur et de la tête du client.

Tyler Tambini demande 40 $ ou 50 $ par adulte et par enfant de plus de 7 ans. C’est 90 $ pour une famille.

« Il m’arrive de prendre des gens gratuitement parce que je ne peux pas les laisser ici dans le froid, explique-t-il. Mais nous ne sommes pas un service de charité. »

Ses compétiteurs sont plus gourmands : ils facturent généralement 70 $ par adulte et par enfant de plus de 7 ans, et laissent de côté ceux qui ne peuvent pas payer.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Les migrants voyagent souvent en groupe
 comme on peut le voir sur cette photo.

« Los niños son gratis »

Tyler se place devant les portes de l’autocar et tend son téléphone sur lequel il a noté les noms de deux personnes qui l’ont contacté à l’avance pour réserver leurs places dans sa camionnette.

« Los niños son gratis, dit-il. Cincuenta por adulto. »

En tout, il embarque sept migrants. Des Vénézuéliens, des Colombiens et un Afghan, qu’il est allé cueillir à l’aéroport avant de se rendre au terminus. La Presse prend place à l’avant.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Arrivé au chemin Roxham, un demandeur d’asile sort sa valise de la voiture conduite par Tyler Tambini.

Les gens voyagent en groupe. Ce qui est bien, avec une camionnette, c’est qu’ils peuvent rester ensemble. Ça les rassure.

Tyler Tambini, « passeur »

Il est 19 h 30 quand on arrive au bout du chemin Roxham, fortement éclairé par des projecteurs installés par les autorités canadiennes, postées de l’autre côté de la frontière dans des installations temporaires.

Pour s’y rendre, il faut rouler 30 km sur l’autoroute 87, en direction de Montréal, avant de prendre la sortie 42, vers Mooers/Rouses Point, et de zigzaguer dans l’arrière-pays : 5 km sur la route 11 et 4 km pour se rendre à la frontière, en empruntant les routes Perry Mills, North Star et Roxham.

Roxham Road, pour nous situer géographiquement, est une petite rue, longue de 1 km, bordée par quelques maisons. Tout ce que les migrants ont à faire pour se rendre au Canada, une fois arrivés au bout, c’est de passer par une brèche dans une barrière en béton.

Du côté canadien, le chemin Roxham est le prolongement de la route 202, qui longe le flanc est du Parc Safari pour s’arrêter à la frontière avec les États-Unis.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Pour se rendre au chemin Roxham, il faut sortir de l’autoroute et zigzaguer dans l’arrière-pays.

Des billets gratuits

Tyler ouvre la porte arrière de sa camionnette pour sortir les bagages de ses clients et ramasser l’argent qu’on lui doit : 450 $.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Les passagers sortent de la voiture, une fois arrivés
à destination. Ne reste plus qu’à franchir une brèche
 dans une barrière en béton pour entrer au Canada.

Sur les neuf passagers, quatre, des Vénézuéliens, ont obtenu des billets gratuits au terminal d’autocars de l’autorité portuaire de Manhattan, offerts par la Ville de New York aux migrants fauchés qui veulent quitter la métropole, comme l’a révélé le tabloïd américain New York Post au début de la semaine. Les autres ont payé leur ticket, au coût d’environ 80 $ US.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Un agent de la GRC s’adresse à une famille de demandeurs d’asile qui franchit le chemin Roxham.

Devant nous, la file est déjà longue. Un agent de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) prévient les demandeurs d’asile qu’ils seront arrêtés s’ils traversent, avant de les escorter à l’intérieur d’un bâtiment.

« Le nombre de bons demandeurs d’asile qu’on laisse partir au Canada, c’est insensé, se désole Tyler, en reprenant la route en sens inverse. Les gens pensent qu’on n’a pas besoin des réfugiés, mais ce sont de bonnes personnes. Ils essaient juste d’avoir une meilleure vie. »

Rendez-vous dans le stationnement du terminus à 2 h 30 du matin, pour attendre l’autocar de 3 h 05.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Les installations de la GRC, au chemin Roxham, vues des airs

39 171

Nombre d’interceptions par la GRC au chemin Roxham, au Québec, en 2022. Un nombre record.

92 715

Nombre total de dossiers de demandeurs d’asile traités par l’Agence des services frontaliers du Canada et Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, en 2022.

Source : gouvernement du Canada

« Mon but, c’est le Canada »

L’autocar parti de New York à 20 h 45 arrive au terminus de Plattsburgh à 2 h 55 du matin, avec 15 minutes d’avance.

Les passagers qui en descendent sont mal réveillés. Plusieurs dorment toujours dans l’autocar.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Des migrants, arrivés à Plattsburgh en autocar en provenance de New York, s’apprêtent à traverser le chemin Roxham pour demander l’asile au Canada.

Tyler Tambini, que La Presse accompagne dans ses allers-retours entre Plattsburgh et le chemin Roxham, en fait monter quatre dans sa camionnette.

Assis à l’arrière, le Vénézuélien Jordi, 19 ans, écoute de la musique sur son téléphone portable.

Pourquoi le Canada ? Jordi ne parle pas anglais. Il lit la question en espagnol sur le téléphone qu’on lui tend.

Certains d’entre nous ont décidé de venir au Canada parce qu’ils ne nous ont pas accordé l’asile aux États-Unis. De plus, le Canada nous offre de meilleures occasions en tant que jeunes.

Jordi, qui écrit en espagnol sur son téléphone et nous montre la version traduite

Son ami et lui sont sur la route depuis le 27 septembre.

« Nous sommes passés par le Texas d’aide en aide, dit-il. Quand nous arrivons au terminal, on va toujours dans un refuge. »

100 par jour

Depuis des mois, quelque 100 migrants arrivent chaque jour de New York à Plattsburgh pour aller au chemin Roxham. Un nombre qui ne cesse d’augmenter.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Une mère et son enfant, arrivés en autocar de New York à Plattsburgh, se rendent au chemin Roxham.

Il y a assurément plus de gens qui traversent, observe le chauffeur Tyler Tambini. Et il y a plus de gens qui n’ont pas d’argent. Ces gens peuvent avoir un billet d’autocar gratuit à New York, mais ce qu’ils ne réalisent pas, c’est qu’ils vont devoir descendre à Plattsburgh et qu’il va leur rester 25 milles à faire pour se rendre à la frontière. Ils ne peuvent pas marcher. Et ils espèrent pouvoir avoir un trajet gratuit.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Tyler Tambini laisse un client monter dans sa camionnette.

Les autorités américaines patrouillent le long de la frontière, mais elles ne mettent jamais les pieds au terminus d’autocars de Plattsburgh.

Les patrouilleurs savent qu’on va au chemin Roxham tous les jours. Ils disent : You bring them north, just don’t bring them south !

Tyler Tambini, « passeur »

Il est 3 h 15 quand nous arrivons au bout de la célèbre route qui sépare l’État de New York du Québec. Un taxi jaune de la société MM Taxi de Plattsburgh et un autre de Plattsburgh City Taxi se mêlent aux voitures anonymes, qui transportent des passagers clandestins.

Tyler Tambini explique, sur le chemin du retour, que ces chauffeurs ne conduisent pas vraiment des taxis. Ils louent les voitures aux propriétaires pour les exploiter à titre personnel.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La mairesse de Champlain, aux États-Unis, Janet McFetridge, offre des peluches aux enfants migrants.

« Il n’y a personne qui appelle une entreprise de taxi pour aller au chemin Roxham, dit-il. Ces chauffeurs travaillent illégalement sous le nom de quelqu’un d’autre. »

De Berlin au chemin Roxham

Deux autres autocars sont attendus cette nuit à Plattsburgh. Le premier arrive à 4 h, 20 minutes plus tôt que prévu. Au moins 20 migrants en sortent. Tyler embarque quatre nouvelles personnes : un couple d’Amérique du Sud avec un enfant et un Afghan.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Des migrants se dirigent, la nuit, vers le chemin Roxham.

Navid, 29 ans, est arrivé à New York en avion en passant par Santiago et Mexico, à partir de Berlin. Il a fait le reste du trajet en autocar.

« Je veux commencer une nouvelle vie, explique l’Afghan, en route vers le chemin Roxham. J’adore le Canada. J’aime ce pays parce que c’est un pays démocratique qui respecte les gens. Si tu veux quelque chose, tu trouves quelque chose. »

Navid ajoute qu’il veut faire venir sa femme et son fils de 6 ans, restés en Iran. Il avait 7 ans quand sa famille a fui le régime des talibans.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Au terminus de Plattsburgh, des chauffeurs de « taxi » offrent aux passagers d’un autocar de la société Greyhound de les conduire au chemin Roxham.

Le dernier autocar arrive à 5 h, lui aussi plus tôt que prévu. Pour Tyler, ce voyage sera le plus payant de sa nuit : 320 $. Il fait monter neuf adultes et trois enfants. Deux familles sont vénézuéliennes et une autre est haïtienne.

M. François, sa femme et leurs trois enfants, dont une adolescente de 15 ans, sont assis sur la première des trois banquettes. « Je veux aller au Canada pour l’éducation de mes enfants », dit difficilement l’Haïtien, l’air épuisé.

« Mon but, c’est le Canada. »

Pourquoi le chemin Roxham ?

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Roxham Road est une rue d’à peine 1 km.

L’attrait du Canada pour les migrants sur le sol américain a pris de l’ampleur lorsque le président Donald Trump a multiplié les mesures restrictives à leur égard, à la suite de son élection, en 2017, et que le premier ministre Justin Trudeau a vanté le Canada comme terre d’accueil. Si ces migrants se présentent à un poste frontalier officiel pour entrer au Canada, ils seront refoulés aux États-Unis en vertu d’un accord entre les deux pays, l’Entente sur les tiers pays sûrs, qui stipule que leur demande d’asile doit être faite dans le premier pays sûr où ils ont posé le pied. La solution, un peu surréaliste, consiste à entrer au Canada ailleurs qu’à un poste frontalier ! Les autorités canadiennes leur diront que leur entrée est illégale et qu’ils seront arrêtés… tout en leur proposant ensuite un mécanisme d’accueil. Et le chemin Roxham dans tout ça ? C’est un passage entre les deux pays, sans poste de douane, bien situé entre des centres urbains américains et canadiens, accessible, simple et sûr, où l’on peut passer à pied.

Rectificatif :
Une version antérieure de ce texte indiquait erronément qu’il fallait rouler sur l’autoroute 93 pour atteindre le chemin Roxham. C’est plutôt sur l’autoroute 87. Nos excuses.

En savoir plus
  • 24
    Nombre de mois d’attente prévus pour le traitement des demandes d’asile au Canada
    Source : gouvernement du Canada
    59 %
    Pourcentage d’acceptation des demandes d’asile en 2020-2021
    Source : gouvernement du Canada