La liste d’attente à l’évaluation atteint de nouveaux sommets à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Après les Fêtes, la liste d’attente s’élevait à plus de 5100 noms à l’échelle du Québec, un chiffre sans précédent. Une région est particulièrement problématique : la Montérégie, qui affichait, début janvier, plus de 800 enfants en attente, a appris La Presse.

Deux semaines plus tard, en date du 21 janvier, la liste se situe toujours à un niveau « important et élevé », avec 4714 noms, indique le cabinet du ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant. La situation est critique, estime Robert Comeau, président de l’Alliance du personnel professionnel et technique en santé et services sociaux (APTS), le syndicat qui rassemble les intervenants de la DPJ.

« Si la maltraitance était un virus, on serait en urgence nationale en ce moment, résume-t-il. Ces chiffres nous inquiètent énormément. Derrière chacun de ces 5000 cas, il y a un potentiel de détérioration. Et on risque d’en échapper. »

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

André Lebon, ex-vice-président de la commission Laurent

« C’est hautement préoccupant », estime l’ex-vice-président de la commission Laurent André Lebon. Lorsque la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse a remis son rapport, il y a près de deux ans, la liste d’attente en était à 3500 noms.

La pression de services est actuellement au plus haut, et, avec la pénurie de personnel, notre capacité d’y répondre est au plus bas.

André Lebon, ex-vice-président de la commission Laurent

Québec essaie depuis des années de faire diminuer cette liste d’attente. Les codes 1 et 2, des signalements jugés urgents, sont traités en l’espace de 24 ou 48 heures. Ce sont les codes 3 qui se retrouvent sur cette liste. Les signalements qui touchent ces enfants ont été retenus, et ils doivent maintenant faire l’objet d’une évaluation, pour déterminer si la santé et la sécurité des enfants sont compromises. Pour cela, ils doivent parfois attendre pendant de longues semaines.

Situation criante en Montérégie

C’est en Montérégie que la situation est la plus criante, confirme la directrice de la protection de la jeunesse de la région, Marie-Josée Audet. Le 7 janvier, plus de 800 enfants attendaient une évaluation. « C’est la première fois qu’on atteint des niveaux aussi élevés. Quand on a vu ces chiffres s’installer, on était très inquiets », dit-elle. Près d’un mois après le retour des Fêtes, la Montérégie affiche encore 603 enfants en attente.

En Estrie, la liste d’attente dépasse maintenant les 600 noms. « Est-ce que c’est un chiffre confortable ? Pas du tout », dit franchement la directrice de la protection de la jeunesse de l’Estrie, Stéphanie Jetté. En Mauricie, la liste d’attente a aussi atteint un sommet avec 521 jeunes, confirme le porte-parole du CISSS de la Mauricie–Centre-du-Québec, Guillaume Cliche.

À Montréal, la liste d’attente reste obstinément stable. En octobre 2021, la directrice de la protection de la jeunesse de Montréal, Assunta Gallo, se disait rongée par l’inquiétude par une situation « sans précédent » : la liste d’attente à l’évaluation dépassait les 400 noms au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Un peu plus de deux ans plus tard, la liste est à… 449 noms. En ajoutant le secteur anglophone de Batshaw, plus de 800 enfants sont en attente d’évaluation à Montréal.

Manque de personnel

Au banc des accusés : encore et toujours, la pénurie de personnel. Quelque 60 postes équivalents à temps complet sont prévus à l’évaluation au CIUSSS de l’Estrie. Entre 30 et 35 seulement sont pourvus. Bref, il manque, au bas mot, 40 % du personnel. « C’est considérable », convient Mme Jetté. En Montérégie, certaines équipes comptent maintenant 6 intervenants sur une possibilité de 19. « Une situation critique », convient Mme Audet.

Des chiffres obtenus par La Presse montrent que la « capacité réelle » à l’évaluation est extrêmement basse. À l’échelle du Québec, la « capacité théorique » à l’évaluation est de 820 intervenants. Mais la « capacité réelle » se chiffre à 368 personnes. Un écart de 452 travailleurs. « Bref, il y a plus de gens absents ou manquants que de gens en poste. Ça donne la mesure réelle du problème de pénurie de personnel », souligne une source bien informée.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Lionel Carmant, ministre responsable des Services sociaux

Au cabinet du ministre Carmant, on fait plutôt valoir qu’à l’échelle québécoise, on a réussi à ajouter 83 intervenantes à temps plein à l’évaluation depuis 12 mois. « Une hausse de 6 % de la main-d’œuvre », souligne Lambert Drainville, attaché de presse de M. Carmant.

Réforme en cours

Afin de juguler cette liste, quatre centres intégrés de santé et de services sociaux ont décidé d’expérimenter de nouvelles façons de faire au secteur de l’évaluation-orientation. Les deux fonctions, jusqu’alors assumées par une même travailleuse sociale, seront désormais scindées. La fonction d’orientation sera confiée à un autre secteur, généralement celui de l’application des mesures.

L’idée, c’est de partager la tâche, ce qui permettrait de dégager du temps pour l’évaluateur. Les façons de faire qu’on utilise depuis des années ne suffisent plus à rencontrer nos responsabilités.

Marie-Josée Audet, directrice de la protection de la jeunesse de la Montérégie

L’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux s’oppose à ce type de « gymnastique ». Le président de l’ordre, Pierre-Paul Malenfant, estime « qu’on nous demande d’autoriser des choses qui sont illégales en vertu du Code des professions ». Pour juguler la liste d’attente, M. Malenfant dit avoir donné des autorisations spéciales, en retour de formations sur le terrain, à une vingtaine d’intervenants à la DPJ Batshaw. Selon lui, c’est ainsi que l’on devrait procéder.

Sur le terrain, ce type de projet pilote, amorcé dans plusieurs régions, suscite d’ailleurs bien des appréhensions. Les intervenants craignent d’hériter de trois nouveaux cas par semaine plutôt que d’un seul, comme c’est la norme actuellement. « Pour nous, c’est une assignation massive déguisée », dit une intervenante à l’œuvre dans une équipe d’évaluation-orientation. « La direction fait face à une réaction viscérale. C’est du jamais vu. »

« On a eu le drame de la petite fille de Granby, souligne une autre intervenante à l’évaluation qui s’est confiée à nous. C’est clair qu’il va y en avoir un autre. On ne sait juste pas quand, et on espère juste que ça ne sera pas dans notre caseload. »

Les 5 régions où la liste d’attente à l’évaluation est la plus longue (en date du 21 janvier)

  • Montréal : 858
  • Montérégie : 666
  • Estrie : 617
  • Mauricie–Centre-du-Québec : 521
  • Laurentides : 378
  • Total québécois : 4714

Source : ministère des Services sociaux